Vivre en copropriété. L’indivision en pratiques | Marie-Pierre Lefeuvre, Gaël Chantepie, Camille François, Flavia Leone, Romain Melot, Emilia Schijman
Marie-Pierre Lefeuvre, Gaël Chantepie, Camille François, Flavia Leone, Romain Melot, Emilia Schijman, Vivre en copropriété. L’indivision en pratiques, Paris : LGDJ-Lextenso, 2024, coll. « Recherches et travaux, Droit et Société », 37, 189 p.
Compte rendu par Jérôme Pelisse (Sciences Po Paris, Centre de sociologie des organisations)
Il est des activités, des pratiques et des organisations ordinaires et quotidiennes délaissées en sociologie : elles passent sous les radars des médias ou des politiques publiques mais aussi des chercheurs, alors qu’elles impliquent de nombreux acteurs et sont traversées d’enjeux ancrés dans la vie de tous les jours. Personne ne les étudie ou presque. « Vivre en copropriété », pour reprendre le titre de l’ouvrage dont il est ici question, est l’une de ces activités et concerne en 2018 près de 10 millions de logements (soit 28%, dont presque un tiers sont situés en région parisienne). Support d’engagements et de pratiques dans des conseils syndicaux et des assemblées générales de copropriétaires, le fait de vivre « en indivision », pour reprendre cette fois un terme du sous-titre, est l’objet d’interactions avec des voisins et de nombreux professionnels (notamment des syndics gestionnaires d’immeubles) qui sont toutes régies par un droit méconnu mais omniprésent, un droit ancien (la principale loi date de 1965), relativement rigide et qui évolue peu. Croisant sociologie urbaine et de l’habitat et sociologie du droit, mais aussi étude des inégalités et de pratiques de sociabilité singulière tournées vers « un travail pour l’immeuble », central pour comprendre comment fonctionnent les copropriétés, l’ouvrage rédigé par M.-P. Lefeuvre, G. Chantepie, C. François, F. Leone, R. Melot et E. Schijman aborde de nombreuses et passionnantes questions sociologiques.
Il s’appuie sur un projet collectif qui a aussi engagé des juristes, même si l’interdisciplinarité n’est pas au cœur de l’ouvrage – ces derniers ont publié de leur côté les résultats de leurs recherches, seul ici le chapitre 2 de G. Chantepie aborde l’objet en juriste, en mettant en regard le droit français et divers droits étrangers. Les sociologues mobilisés ici s’inscrivent pourtant résolument dans une sociologie du droit qui prend ce dernier au sérieux tout en documentant des pratiques ordinaires, en prenant en compte tout ce qui permet de comprendre comment ce droit est mobilisé et différemment activé selon, en particulier, les caractéristiques sociales des propriétaires. Recherche collective ayant abrité une thèse individuelle soutenue en 2023 par Flavia Leone[1], ce projet a reposé sur des enquêtes empiriques. Celles-ci ont impliqué l’analyse de textes de droit mais aussi de ceux produits par d’autres recherches de sciences sociales, à l’échelle internationale, suscitant un premier chapitre qui propose un état des lieux de ces dernières (Romain Melot). Ces enquêtes ont aussi pris la forme de diverses monographies élaborées à partir d’entretiens, d’observations, de sources écrites dans diverses copropriétés.
L’ouvrage réussit donc un tour de force sur plusieurs plans : collectif, il n’est pas une simple juxtaposition de ces terrains, comme le montrent une introduction collective rédigée à douze mains et une conclusion proposée par la principale porteuse du projet, Marie-Pierre Lefeuvre, qui est l’une des rares chercheuses françaises à travailler sur cet objet depuis plusieurs années. Les chapitres se répondent ainsi, sur un plan empirique mais aussi théorique. En effet, l’ouvrage est l’occasion de développer et d’approfondir des concepts spécifiques – ceux de « copropriété pratique » et de « travail pour l’immeuble » en particulier, ce dernier ayant été forgé par Hélène Richard dans sa thèse sur les copropriétés en Russie, soutenue en 2014[2]. Il les utilise, les complète et les discute mais apporte aussi des résultats à de grandes questions sociologiques, qu’elles soient ancrées dans telle ou telle sociologie (qu’il s’agisse du travail du droit, des questions de socialisation au droit ou du rôle de divers intermédiaires du droit, par exemples) ou qu’elles soient plus générales, en matière d’inégalités articulant dimensions spatiales, de classe, de genre ; de prise en compte des trajectoires dans la fabrique des dispositions et des pratiques ; d’analyse des manières, actives, d’habiter un logement et dont se professionnalisent certains, se réinvestissent et se partagent des expertises techniques, se délègue ou non la gestion d’un immeuble à des professionnels. Analysant des pratiques quotidiennes ancrées dans des immeubles, il aborde aussi d’autres contextes juridiques, culturels et sociaux, en Argentine et au Québec, ouvrant vers des enjeux essentiels quant aux manières d’articuler des droits individuels et des enjeux – ici des habitats collectifs, ou encore l’exercice du droit de propriété et les manières de gérer des « communs ».
Il faut dire que la copropriété est un objet particulièrement nourri d’enjeux sociologiques, articulant la question des droits mais aussi des activités et engagements individuels et indissociablement collectifs pour gérer ces « parties communes » (ascenseurs, étages, toitures, espaces verts, garages, etc.), qui sont l’un des communs, très prosaïques, qui ont fait l’objet de nombreux travaux depuis une trentaine d’années. Ressources partagées, gérées et maintenues collectivement par une communauté, les communs que sont les copropriétés sont au cœur d’entrecroisements complexes entre droits individuels et gestion collective, aux retentissements directs sur les manières d’habiter et de vivre. Au cœur d’interrogations sur les processus de privatisation de la ville, les modes de gouvernement d’espaces à la fois privés et partagés (plutôt que publics) autant que noyaux d’actions collectives, les copropriétés sont traversées d’enjeux de professionnalisation, qui concernent aussi bien certains résidents que les gestionnaires de ces espaces d’habitation. Ces enjeux sont posés par l’introduction collective, et éclairés par la littérature internationale synthétisée par R. Melot dans le premier chapitre. L’ouvrage déploie ensuite plusieurs enquêtes monographiques. Les unes s’intéressent à une copropriété en banlieue parisienne en voie de gentrification (M.-P. Lefeuvre et F. Leone) – où la question de la patrimonialisation est au cœur de l’analyse, en lien avec la transformation des caractéristiques sociales des résidents –, tandis que d’autres portent sur une copropriété de grande taille dans une banlieue populaire de Nantes (F. Leone), où le « travail sur l’immeuble » est particulièrement analysé en notant les modalités populaires et inégales d’appropriation du droit et de partage de compétences gestionnaires et techniques. L. Elie et M.-P. Lefeuvre étudient un projet d’habitat participatif dans le sud de la France, qui se propose de confondre statut juridique de copropriété et association, ce qui n’empêche pas l’existence de jeux et de tensions entre ces deux modes d’engagements collectifs. Le chapitre 6, rédigé par E. Schijman, porte sur les intendantes de vieux immeubles dégradés en copropriétés à Buenos Aires, constituant un cas limite qui met à l’épreuve « les distinctions habituelles entre titulaires et résidents, assemblée générale et communauté de voisinage, propriété individuelle et collective », une véritable légalité populaire créatrice d’ayants droit et de responsabilité étant mise au jour par la chercheuse. Un dernier chapitre proposé par C. François étudie les deux statuts juridiques régissant les copropriétés au Québec (le premier ressemble au statut français et le second – en copropriété « indivise » – pousse à son paroxysme la solidarité financière et la collégialité décisionnelle) à partir d’une enquête exploratoire et de matériaux divers. Il montre, au-delà des différences juridiques, l’importance des « copropriétés pratiques » et « des systèmes de voisinage » pour comprendre, comme dans d’autres chapitres portant sur le cas français ou même argentin, combien comptent dans le fonctionnement des copropriétés la monopolisation de la gestion de l’immeuble par un petit groupe d’habitants ainsi que l’existence et la mutualisation d’une expertise technique profane. Revenant sur la centralité théorique et empirique du « travail pour l’immeuble » que mettent au jour ces enquêtes, M.-P. Lefeuvre s’interroge, pour conclure, sur la nature de ce travail (si ce n’est un « sale boulot », c’est en tout cas un « travail organisé ») et l’économie des immeubles en copropriété, qu’elle identifie en tensions entre logique domestique et patrimonialisation. Terminant l’ouvrage en revenant sur les enjeux de « communalisation » de la propriété et « d’expansion du champ de l’indivision », la chercheuse insiste sur la nécessité d’explorer les pratiques de la propriété en prenant systématiquement en compte les caractéristiques sociales de ses détenteurs et les contextes, en termes d’action collective ou d’action publique, dans lesquelles elles se déploient.
Cette dernière dimension – en termes d’action publique – est présente dans l’ouvrage mais de manière sous-jacente plus qu’explicite. Elle l’a été pourtant a priori au démarrage du projet, lequel incluait la question de la rénovation et de l’isolation énergétique des logements en copropriété qui constitue un élément crucial des efforts à fournir pour lutter contre le réchauffement de la planète. Mais les auteurs ont fait le choix d’insister sur l’articulation entre caractéristiques sociales des propriétaires, motifs des engagements (notamment au sein des conseils syndicaux) et nature du travail pour l’immeuble, incluant les manières de se référer et d’utiliser le droit, sinon de construire une légalité ordinaire propre à chaque immeuble. Cela permet un ouvrage à la fois homogène et collectif, unifié par une problématique sociologique majeure mise à l’épreuve de terrains empiriques très divers, y compris dans d’autres pays, ce qui est éminemment appréciable. Pousser un peu plus l’analyse en termes de sociologie du droit (par exemple du côté des usages de la justice, ou des manières dont les intermédiaires, profanes ou quasi professionnels, cadrent les pratiques et rapports ordinaires au droit qui s’exercent à la fois lors d’assemblées générales et de prises de décision conçues comme démocratiques) ; inclure la question de l’action publique (et ses obstacles et difficultés, liés notamment au cadre juridique de la copropriété, dont l’absence d’évolution majeure est à interroger même si toute une jurisprudence semble exister) ; ou travailler plus avant encore la question de l’action collective (qui s’engage et qui ne s’engage pas dans les conseils syndicaux, au-delà des monographies et de la logique de cas qu’elles impliquent ? Quid du rôle de l’association nationale des responsables de copropriété ?), tout cela aurait certes été intéressant. Voilà autant de pistes possibles pour de futures enquêtes, qu’ouvre la lecture d’un livre passionnant sur un sujet largement sous-étudié, alors même qu’il concerne le quotidien de millions d’habitants en France et constitue un enjeu majeur aussi bien en termes financiers et socioéconomiques, de logement et de vie quotidienne, que de transition énergétique dans les années à venir. Derrière un terme aride et juridique, c’est ainsi un monde de pratiques et d’acteurs que la sociologie gagnerait à davantage étudier. Cet ouvrage fait plus qu’y inviter : il propose une série de résultats à approfondir et à discuter en multipliant les enquêtes, encore trop rares, à son sujet.
[1] F. Leone, Devenir copropriétaire engagé, faire copropriété : une analyse des pratiques économiques et juridiques des copropriétaires populaires et de classe moyenne. Thèse de sociologie, Université Paris Est, 2023.
[2] H. Richard, Comment les Russes sont-ils devenus (co)propriétaires ? Thèse de science politique, Université de Lyon, 2014.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
ds (5 mai 2025). Vivre en copropriété. L’indivision en pratiques | Marie-Pierre Lefeuvre, Gaël Chantepie, Camille François, Flavia Leone, Romain Melot, Emilia Schijman. Droit & Société. Consulté le 13 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13v0c