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Responsible Legal Research and Innovation | Alexandra Aragão, Émilie Gaillard (dir.)

Alexandra Aragão, Émilie Gaillard (dir.), Responsible Legal Research and Innovation, Le Kremlin-Bicêtre : Mare & Martin, 2024, coll. « Chaire d’excellence CNRS Normandie pour la Paix », 225 p. (anglais, non traduit)

Compte rendu par Michel Durousseau (Société française pour le droit de l’environnement, Centre international de droit comparé de l’environnement)

Envisagé dans sa dimension scientifique, le droit interroge nos fondements philosophiques, politiques, sociaux, économiques et historiques, tout en participant à la recherche des solutions permettant l’intégration dans l’ordre juridique des réponses aux grands défis de la société contemporaine. Des bouleversements profonds sont intervenus dans la pensée juridique avec l’apparition prégnante des questions écologiques ou encore des enjeux relatifs à la bioéthique. Des concepts, dont les racines sont souvent anciennes, ont acquis une importance nouvelle et urgente dans le contexte actuel, comme la biodiversité, le changement climatique, le développement durable, les droits des générations futures ou encore les droits de la nature. On sait que le droit de l’environnement se caractérise notamment par son caractère finaliste[1] et son rapport étroit avec les avancées scientifiques[2]. Si cette approche dynamique et évolutive aboutit à un changement de paradigme, elle appelle nécessairement des clarifications d’ordre conceptuel et des mises au point sur le plan méthodologique. À commencer par le regard porté sur la recherche et l’innovation juridiques en tant qu’objets d’étude. Cette méta-recherche juridique se caractérise par la complexité systémique, les dynamiques d’interactions collaboratives, l’approche interdisciplinaire, l’évolution rapide des connaissances et l’urgence de contribuer aux solutions permettant la transition écologique. Mais elle se distingue aussi par l’adhésion à une éthique environnementale et de l’innovation basée sur le sens du bien commun, l’écoute, le partage des connaissances, l’ouverture à la participation des autres acteurs, la responsabilité environnementale de la recherche et des chercheurs eux-mêmes.  

La Chaire d’excellence CNRS Normandie pour la Paix s’est attelée à ce travail de fond en développant des axes de recherche dans des domaines forts variés mais interdépendants[3]. Et c’est en revendiquant la responsabilité d’une recherche et d’une innovation juridiques ouvertes sur leur temps – et sur le temps long des générations futures –, que le présent ouvrage est publié avec le concours d’un panel international de chercheurs en droit. L’ouvrage aborde les aspects généraux de la recherche et de l’innovation juridiques responsables (RRI[4]) avant de présenter sept études de cas.

Pour autant, sur le plan conceptuel, quelle est la signification d’une recherche juridique et d’une innovation dites « responsables » ? Et les cas de recherche étudiés sont-ils suffisamment représentatifs pour aboutir à des conclusions durables?   

À la fin de leurs vies, les illustres savants A. Einstein et J. R. Oppenheimer exprimaient publiquement le dilemme moral auquel les avaient confrontés les conséquences effroyables de l’utilisation militaire de la fusion nucléaire dont ils – et d’autres scientifiques – avaient contribué, indirectement ou directement, à poser les fondements théoriques ou/et à développer les applications militaires[5]. Loin d’être réservée à un petit cercle, c’est plus largement la communauté scientifique qui se mobilise autour de la question de la recherche responsable[6].

Au premier abord, le lecteur se trouve confronté à une double ambiguïté, d’ordre syntaxique et de nature conceptuelle. La concision un brin trompeuse du titre anglais ne met pas immédiatement en lumière la dimension plurielle de l’adjectif « responsible », dénominateur commun à la recherche juridique et à l’innovation. Et si pour le juriste le terme « responsable » renvoie au vaste domaine de la responsabilité, notion juridique essentielle, il doit être entendu ici au sens plus large d’un engagement et d’une ambition « à penser la recherche et l’innovation pour le bien commun »[7]. Le lecteur sera peut-être dérouté – dans le bon sens de transporté ailleurs – par les concepts, les outils et les méthodes étudiés dans l’ouvrage.

En effet, nonobstant la rigueur du raisonnement juridique, il faut bien admettre que le droit devient courbe[8] dès lors qu’il se trouve confronté aux postures éthiques ! La souplesse requise pour appréhender la transposition des enjeux environnementaux au sein de la recherche juridique constitue un défi académique à bien des égards. Cette approche suppose également une culture de l’innovation juridique. Dans le paradigme d’une éthique de la responsabilité de l’engagement pour le bien commun, l’innovation se trouve étroitement liée à la recherche juridique. Ce lien souligne l’importance accordée à l’application concrète, à l’expérimentation et aux pratiques nouvelles. La RRI constitue « un processus continu visant à aligner la recherche et l’innovation sur les valeurs, les besoins et les attentes de la société »[9]. Autrement dit, en intégrant les considérations éthiques, sociales et environnementales dans la recherche et l’innovation, la RRI est porteuse d’un engagement à utiliser l’innovation pour améliorer les conditions de vie humaines et environnementales tout en impliquant la société dans ce processus. Sur le plan juridique la RRI demeure toutefois une notion relativement imprécise. Cette situation résulte d’un éparpillement des définitions dans les programmes de recherche européens – notamment le règlement européen établissant le programme-cadre Horizon Europe[10] –, dans les rapports de groupes d’experts ou encore dans les travaux de recherche universitaires consacrés aux lignes directrices européennes sur le résultat et le processus en relation avec l’Agenda 2030 et ses 17 objectifs de développement. L’ouvrage s’attache en partie à combler ce manque par une solide recherche bibliographique qui met en relief le foisonnement des travaux publiés sur l’évolution du concept de RRI et son application aux études juridiques. En soutien à la démonstration, deux méthodes de recherche sont exposées. La plus usuelle dans la recherche juridique est la méthode de revue de littérature structurée. La seconde méthode, explorée dans l’ouvrage pour l’intérêt qu’elle présente pour la recherche juridique, est celle de la révision ouverte aux parties prenantes.

En second lieu, les auteurs envisagent le droit comme un outil de transformation pour les transitions écologiques. La RRI met en évidence le rôle majeur joué par la méta-recherche juridique, devenue peu à peu un concept central de la politique de recherche scientifique de l’Union européenne, dotée d’indicateurs et adossée aux ressources organisationnelles et financières[11] mises en place par l’Union européenne pour soutenir la recherche responsable et l’innovation[12].

L’ouvrage présente des lignes directrices pour la recherche et l’innovation juridiques futures « qui correspondent à la vision européenne de l’éthique, l’engagement sociétal, l’égalité des sexes, le libre accès et l’enseignement des sciences ». La démarche consiste également à rassembler des exemples de bonnes pratiques, de recherches ou d’innovations sur les questions juridiques les plus urgentes. Cette ambition demande aux chercheurs en droit d’agir de manière « responsable » –  c’est-à-dire en pleine conscience  – en utilisant les connaissances juridiques pour produire la « justice » définie ici comme le moyen « d’atteindre la durabilité de manière durable »[13]

La RRI est appliquée dans de nombreux domaines : agriculture, éducation, énergie, environnement, santé, technologies de l’information… Les innovations intègrent les avancées technologiques, les innovations éthiques, les bénéfices pour la société et pour l’environnement. Les défis demeurent nombreux : former et sensibiliser les acteurs, intégrer la RRI dans les pratiques existantes et surmonter les résistances au changement, engager les parties prenantes, trouver le bon équilibre entre l’innovation et la régulation. La recherche et l’innovation juridiques sont largement sollicitées et les sept études de cas présentées – au Portugal, en France, en Europe et au Royaume Uni – ont en commun de donner corps à la RRI tout en contribuant à l’évolution du concept lui-même. Elles démontrent que le droit peut constituer un puissant levier d’évolution socioéconomique pour accompagner la transition écologique. Les apports de la RRI dans le domaine juridique sont soulignés d’un point de vue historique et méthodologique, en identifiant les défis en présence, les cadres d’action ainsi que les réponses aux enjeux dans trois domaines : la communication, le libre accès aux données et l’innovation. La recherche en droit public est explorée avec la numérisation de l’administration et du droit administratif, la participation en droit de l’urbanisme, le droit financier avec des finances publiques soutenables, la médiation, le développement durable. L’innovation en droit privé est envisagée avec le management par projet de l’enquête judiciaire et la médiation extrajudiciaire. Plus généralement, des lignes directrices se dégagent autour d’une recherche juridique future, en lien avec la vision européenne qui privilégie l’éthique de la recherche, l’ouverture sur les questions de société, l’accès ouvert aux données, l’égalité des genres et l’éducation scientifique. Les lignes directrices insistent sur l’enjeu du libre accès aux données juridiques ainsi que sur la promotion d’une culture du changement dans la recherche juridique. Elles s’ordonnent autour d’une taxonomie de l’innovation juridique basée sur trois points d’entrée de l’innovation : le sujet juridique, le cadre juridique et l’objet juridique, la méta-recherche sur la communication scientifique. Enfin, un retour d’expérience sur les travaux publiés par la Chaire Normandie pour la Paix retrace les apports conceptuels et pratiques durant les quatre années de cette initiative portée conjointement par la recherche académique et une collectivité territoriale, démarche originale et innovante s’il en est.       

Le décalage temporel entre l’innovation scientifique et technologique et l’état du droit est évidemment traité. Les auteurs plaident pour une législation encourageant l’innovation scientifique et technique tout en l’encadrant, tout particulièrement à l’ère du métavers, car « le processus d’innovation est beaucoup plus dynamique, agile et complexe que le cadre juridique actuel. Il y a un fossé entre l’innovation et la réglementation, favorisé par l’absence de lois innovantes qui devraient la réguler et l’encourager, même en étant en avance sur toute pensée scientifique et technologique »[14]. Les indicateurs de l’Union européenne pour identifier et suivre la recherche responsable, bien que non spécifiquement juridiques, sont discutés et envisagés dans la perspective du développement durable.  

On regrettera qu’un chapitre n’évoque pas l’éléphant dans la pièce. À côté de la recherche juridique responsable existerait-il une recherche juridique non responsable, voire irresponsable ? L’ouvrage ne le dit évidement pas mais le sujet mériterait d’être étudié à la lumière de la remise en cause, grandissante partout dans le monde, des conclusions des scientifiques, de la montée des négationnismes[15], de la remise en cause de l’indépendance des agences scientifiques ainsi que de la vague de dérégulation en cours ou annoncée dans le domaine de l’environnement.

Attachée au dialogue interdisciplinaire, international et intergénérationnel, soucieuse d’inclure tous les acteurs – académiques et non académiques –, tout particulièrement les acteurs de la société civile et les communautés autochtones, la Chaire Normandie pour la Paix peut se poser comme étant « l’archétype d’une recherche et d’une innovation responsables ». Alexandra Aragão, professeure à l’Université de Coimbra et Émilie Gaillard, coordinatrice de la Chaire Normandie pour la Paix, mettent leur solide expérience d’enseignantes et de chercheuses, ainsi que leur insatiable curiosité scientifique, au service de cet ouvrage collectif, iconoclaste sous bien des aspects, au croisement juridique des sciences humaines et sociales et des sciences exactes.

 

[1] M. Prieur et al., Droit de l’environnement, Dalloz, 9e éd., 2023.

[2] E. Naim-Gesbert, Les dimensions scientifiques du droit de l’environnement : contribution à l’étude des rapports de la science et du droit, thèse, Université Lyon 3 Jean Moulin, 1997.

[3] Listés p.13.

[4] Acronyme anglais de Responsible Research & Innovation ou Recherche et innovation responsables en français.

[5] Le premier pour avoir aidé indirectement en l’encourageant le lancement du projet Manhattan, le second après les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki.

[6] Ainsi le Collège des sociétés savantes académiques de France qui fédère plus de 80 associations savantes s’est-il interrogé sur le lien entre la science, l’engagement et la responsabilité – Congrès annuel « Sciences-responsabilité et engagement : quelles stratégies pour compter dans l’action publique ?», Montpellier, 3-4 févr. 2025.

[7] Les passages entre guillemets sont tirés de l’ouvrage dans une traduction open source.

[8] Selon l’expression heureuse d’Erik Orsenna, dans son savoureux ouvrage La Fontaine, une école buissonnière, Stock/France Inter, 2017.

[9] Déclaration de Rome sur la recherche et l’innovation responsables en Europe (RRI), Conseil européen de l’UE, 21 nov. 2014. Elle fait référence notamment aux déclarations de Vilnius (2013) et de Lund (2009).

[10] Règlement (UE) 2021/695 du Parlement européen et du Conseil du 28 avril 2021 établissant le programme-cadre pour la recherche et l’innovation « Horizon Europe », fixant ses règles de participation et de diffusion, et abrogeant les règlements (UE) n° 1290/2013 et (UE) n° 1291/2013, JOUE L 170, 12 mai 2021. Décision (UE) 2021/764 du Conseil du 10 mai 2021 établissant le programme spécifique d’exécution du programme-cadre pour la recherche et l’innovation «Horizon Europe», et abrogeant la décision 2013/743/UE.

[11] Succédant au programme Horizon 2020, le programme Horizon Europe pour la période 2021-2027 est doté d’un budget de 93,5 milliards d’euros.

[12] Aussi dénommée l’espace européen de la recherche (EER).

[13] À propos des bénéfices apportés par la RRI, voy. Monitoring the evolution and benefits of responsible Research and Innovation: Executive summary/résumé, Commission eur., DG recherche innovation, Office des publications de l’UE, 2018, https://data.europa.eu/doi/10.2777/542607

[14] Sur l’étude des coûts et des avantages d’une législation sensible à l’innovation et utilisant l’outil RRI, voy. V. Peter, P. Markianidou, A. Domini, M. Le Gallou et al., Study on the Costs and Benefits of Innovation-sensitive Legislation, Commission eur., DG recherche innovation, Office des publications de l’UE, 2022, https://data.europa.eu/doi/10.2777/9156

[15] Sur le détournement de l’autorité de la science dans le débat public, voy. notamment S. Foucart, « Le poison lent de la campagne d’Allègre », Le Monde, 12 & 13 janv. 2025.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
ds (18 avril 2025). Responsible Legal Research and Innovation | Alexandra Aragão, Émilie Gaillard (dir.). Droit & Société. Consulté le 13 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13rud


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