Sociologies du droit | Olivier Corten

Olivier Corten, Sociologies du droit, Paris : Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 2023, 500 p.

Compte rendu par Jacques Commaille (ISP – ENS Paris-Saclay)

 En mettant dans le titre de son magistral ouvrage la sociologie du droit au pluriel, Olivier Corten laisse supposer qu’il va revenir sur ce que, en son temps, nous avions qualifié de « modèle de Janus de la sociologie du droit », soit la sociologie du droit des juristes versus celle des sociologues. Mais c’est une autre perspective que nous offre l’auteur, moins soucieux de démarquages respectifs entre les savoirs du droit et les savoirs de sciences sociales que de rechercher une vérité du droit par une mise en avant des faits et en tentant d’en épuiser le sens par des emprunts à l’ensemble de ces champs de savoirs. Le souci est moins de distinguer par un recours à une épistémologie critique.

Tirant parti d’une longue pratique de brillant enseignant juriste, spécialiste notamment de droit international et en faisant un retour sur de longues années d’enseignement en sociologie du droit, Olivier Corten confronte méthodiquement et indifféremment des outils de connaissance qui relèvent des « sciences du droit » (comme la philosophie du droit ou la théorie du droit) avec ceux de la sociologie du droit pour définir une épistémologie ayant pour finalité la recherche de complémentarités plutôt que de distinctions ou de disqualifications, c’est-à-dire un champ de savoirs non plus agonistique mais plus consensuel et à la hauteur des enjeux  pour une meilleure connaissance des sociétés contemporaines. 

Au-delà de la compréhension du droit lui-même, il s’agit de comprendre non plus seulement ce qu’il est mais ce qu’il fait au social, ou ce que le social fait au droit. Ce « social » fut pendant si longtemps ignoré ou rejeté par des savoirs  portant le souci de préserver une exceptionnalité du droit, sa « pureté » ou encore celui de lutter en vue d’avoir le monopole de produire une vraie théorie du social ou d’être la vraie science du politique.

Loin de se perdre dans des querelles épistémologiques qui sont autant de luttes entre des territoires institutionnels, l’auteur s’impose un exercice de clarification mobilisant les savoirs concernés pour contribuer au traitement des problèmes qui se posent dans les transformations des sociétés : tant pour le droit que pour les sciences sociales jusqu’à considérer l’exigence d’une autre organisation permettant, comme l’avaient tenté les grands fondateurs des sciences sociales, non plus une théorie du droit, sur le droit, mais de faire du droit un objet de connaissance au service  de la  construction d’une théorie générale de la société  et de ses transformations.

Rien n’illustre le mieux cette ambition que la place qu’Olivier Corten accorde à la question du genre, sans doute inspiré par les magistraux travaux de l’autrice à qui l’ouvrage est dédié. Comme une vérité souvent cachée, le genre est ici traité en tant que question à forte valeur heuristique, au cœur même de la thèse centrale tenue dans l’ouvrage sur l’importance d’un positionnement, qu’il vienne indifféremment de la recherche juridique ou de la recherche en sciences sociales. Il s’agit de montrer ce que le droit fait, ce qu’il ne fait pas, « la signification et l’effectivité du droit n’existant que dans sa mise en oeuvre ». Cette dernière doit être prise en compte pour rompre avec l’idée d’une naturalité du droit et soutenir l’idée qu’il est aussi une construction sociale et politique. Le droit vise à promouvoir ce que devraient être les principes d’un ordre politique démocratique en termes d’égalité et concernant le rôle que le droit peut ou devrait pouvoir jouer.

Dans cette brillante tentative de donner à voir toute la complexité du droit comme objet de savoirs, en s’écartant de tout ce qui concourt à lui donner une transcendance en en faisant une « Raison » surplombante, l’auteur revient systématiquement sur de grandes questions indifféremment traitées par les savoirs sur le droit ou par les savoirs de sciences sociales. Ces allers-retours entre ces deux types de savoirs s’illustrent par des récits sur des cas de fonctionnement de la justice avec des usages spécifiques du droit, par des extraits de comptes rendus d’audience, où les références à des archives sont parfois complétées par des recours très pédagogiques à des œuvres artistiques comme des films ou des extraits de romans, des interrogations sur des dualités classiques dans la mise en œuvre de savoirs de sciences sociales et des savoirs juridiques.

Une telle démarche a pour vertu de revisiter les façons dont elle peut se dérouler : en se détachant de l’idée d’un en-soi propre aux savoirs juridiques et en recourant aux analyses  de figures des sciences humaines et sociales comme Michel Foucault, Pierre Bourdieu, ou encore Max Weber et Émile Durkheim, de thèmes au cœur de ces savoirs comme la dualité communauté ou société, la question de la domination, auxquelles font écho des dualités plutôt propres aux savoirs juridiques  comme le monisme versus le pluralisme, le formalisme versus la déformalisation du droit, la légalité et la légitimité, etc.

Finalement, cet ouvrage prend la forme d’un bilan magistral d’un champ de savoirs  sur le droit, excluant les intolérances et mettant plutôt en valeur les complémentarités entre les savoirs  juridiques  et les savoirs sur le juridique.   L’auteur justifie  le pluriel : celui des « sociologies du droit » pour offrir ainsi une avancée qui annonce, sans peut-être les traiter ici de front, des évolutions en cours,  tant du côté des savoirs juridiques que du côté des champs de savoirs sur les sociétés. L’ampleur de ces mutations ne saurait être restreinte à une sous-discipline comme la « sociologie du droit » ou la sociologie générale, mais reliée aux sciences sociales tout entières. Pour ce qui concerne les savoirs juridiques, rien n’illustre mieux un changement définitivement en rupture avec leur « autoréférentialité » que l’exemple de deux ouvrages : l’un  ayant tous les traits d’un manifeste prônant l’idée de « situer le droit parmi les sciences sociales » et de « propulser les catégories d’intelligibilité du droit au-delà du domaine juridique »[1] ; l’autre,  d’historiens du droit prônant de s’inspirer de l’épistémologie et de la méthodologie des sciences sociales pour poser leur discipline sur de nouvelles bases[2]. Parmi d’autres exemples qui témoignent de la recherche d’un nouveau régime épistémique, il convient d’ajouter ici ces courants de recherche américains, comme le new legal realism, qui prônent l’indissociabilité d’une prise en compte des contextes politiques, économiques et sociaux dans l’étude du droit ou sur le droit ou encore  l’exigence d’observer le droit, comme le préconise le courant du legal consciousness, à partir des appropriations ou des représentations sociales dont il fait l’objet de la part d’individus « ordinaires ». À ces courants de recherche s’ajoutent ceux qui font le choix  d’adopter une « ground level perspective » ou de saisir le droit « from below » (ce à quoi invitent, de façon très illustrative, les recherches sur le genre et sur les mobilisations du droit à l’initiative des mouvements féministes) justifiant qu’il soit désormais question non plus  seulement de sociologie du droit mais bien de sciences sociales mobilisées sur le droit, comme l’anthropologie, l’histoire, la science politique (avec la notion d’ « infra-politique » de James C. Scott[3] ) ou encore la sociologie générale, dont son courant de sociologie  pragmatique, lequel s’inscrit dans la tradition d’une philosophie pragmatique américaine au sein de laquelle John Dewey, dans My Philosophy of Law[4] soulignait déjà que « le droit est totalement un phénomène social, social dans sa genèse, son intention ou son but, et dans son application ». Dans cette perspective, les individus ne sont pas seulement des sujets de droit mais des acteurs du droit, et en cela ne sont pas exposés inéluctablement aux déterminismes structurels.

Tous ces changements suggèrent de nouveaux développements, comme un prolongement de la richesse de la thèse que tient Olivier Corten en s’appuyant sur de très nombreuses références. Au-delà d’un bilan d’une très grande qualité, ce qui s’annonce comme inéluctable : ce serait bien l’avènement d’un nouveau régime épistémique dans les champs de savoirs qui accordent de l’importance à la fonction heuristique du droit. Un tel avènement mériterait d’être approfondi… comme une suite logique au présent ouvrage.                           

[1] Rafael Encinas de Munagori (et al.), L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Paris : Éditions Kimé, 2016.

[2] Frédéric Audren, Anne-Sophie Chambost, Jean-Louis Halpérin, Histoires contemporaines du droit, Paris : Dalloz, « Méthodes du droit », 2020.

[3] James C. Scott, « Infra-politique des groupes subalternes », Vacarme, 36/ Savoirs et pratiques des gouvernés, 2 juillet 2016, p. 25-29.

[4] John Dewey, « My Philosophy of Law »,  in Jo Ann Boydston (Ed.), The Later Works, 1925-1952.  John Dewey, Essays, Review and Miscellany, Carbondale and Edwardsville: Southern Illinois University Press, 1988.