Juger Franco ? Impunité, réconciliation, mémoire | Sophie Baby

Sophie Baby, Juger Franco ? Impunité, réconciliation, mémoire, Paris : La Découverte, 2024, 376 p.

Compte rendu par Florent Frasque (Sciences Po Grenoble)

Depuis l’exhumation de Franco en 2019, les enjeux mémoriels attisent l’actualité de l’autre côté des Pyrénées. En 2023, la dépouille de Primo de Rivera est transférée au cimetière madrilène de San Isidro, où des centaines de manifestants l’ont accueillie avec des chants et des saluts fascistes. En 2024, l’Espagne est secouée par des polémiques autour d’une loi d’amnistie, dont le pouvoir amnistiant bénéficie tant aux indépendantistes catalans qu’aux forces de l’ordre accusées de violences policières. Ces débats requestionnent l’amnistie mutuelle de 1977, entre franquistes et opposants au régime, sur laquelle s’est fondé le processus transitionnel vers la démocratie. Les recherches de Sophie Baby font donc la lumière sur des moments historiques décisifs, en déconstruisant plus d’un mythe, et son regard historiographique aiguisé se révèle heuristique au moment d’analyser la situation politique actuelle. Après avoir remis en cause la fiction d’une transition pacifique[1], S. Baby s’intéresse dans ce nouvel ouvrage au sort juridique de la dictature franquiste, en traitant sa non-criminalisation au prisme d’une diversité d’autres possibles qui, s’ils ne sont jamais advenus, ont été imaginés, défendus et portés par une multiplicité d’acteurs sur les scènes locales, nationales et transnationales. En décentrant le regard et en mettant en évidence l’insertion de l’Espagne dans l’histoire globale des sorties de conflits au XX^e siècle, l’autrice démantèle la thèse selon laquelle ce pays constituerait une exception, un cas isolé que l’autarcie aurait rendu hermétique aux enjeux mémoriels associés aux violences de masse.

L’ouvrage repose sur une enquête archivistique multisituée et propose un voyage à travers les époques, les lieux, les débats et les perspectives. Le lecteur non profane est transporté avec fluidité de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux premières années de la démocratie, de la ville de Guernica à l’Amérique latine où se sont réfugiés de nombreux républicains, de la lutte pour la reconnaissance des victimes espagnoles de déportation en Allemagne nazie au rôle du juge Baltasar Garzón dans la criminalisation des dictatures sud-américaines, des archives syndicales aux rapports établis par l’ONU. La pérégrination s’arrête cependant aux rives du pouvoir espagnol. En effet, les sources mobilisées ne permettent que rarement de se placer du côté des dirigeants – qu’il s’agisse des franquistes ou, par la suite, des différents gouvernements démocratiques – et d’apprécier leurs points de vue. Explorer la teneur des controverses mémorielles à l’intérieur des exécutifs successifs, qui ne sauraient être envisagés comme des blocs monolithiques, aurait sans doute permis de parfaire un tour d’horizon déjà très riche.

À la suite d’une courte introduction, le premier chapitre assoit la place de la guerre civile et du régime franquiste dans l’histoire globale du XX^e siècle et met en lumière la dimension transnationale des débats relatifs à la criminalisation du franquisme. Les exils européens et américains d’une part, et la collaboration entre franquistes, nazis et fascistes italiens d’autre part, font du cas de l’Espagne un sujet qui traverse les frontières. Si les sociétés occidentales penchent initialement pour une condamnation – morale, a minima – du régime franquiste, la fin de la Seconde Guerre mondiale et surtout le début de la guerre froide viennent rebattre les cartes. Le chapitre 2 du livre de S. Baby montre ainsi comment la neutralité officielle de l’Espagne, si elle ne dupe pas les Alliés, contribue à renforcer les confusions quant au statut de l’Espagne, entre vainqueur et vaincu, et quant aux responsabilités du régime. Plus encore, l’autrice dévoile avec brio comment le conflit entre Américains et Soviétiques permet une réintégration de l’Espagne aux côtés des sociétés occidentales : le franquisme se présente comme un champion de l’anticommunisme et cela ne manque pas de séduire les États-Unis.

Les trois chapitres suivants abandonnent la sphère des relations internationales et emmènent le lecteur du côté des opposants de l’intérieur et de l’exil. Au sein du chapitre 3, l’autrice signale l’amnistie mutuelle comme une solution de sortie de conflit ayant été envisagée très tôt par les républicains, qui anticipent la fin du régime dictatorial plusieurs décennies avant qu’elle ne survienne. Si l’amnistie à laquelle ils pensent ne signifie pas automatiquement impunité, ils concourent à imposer un paradigme réconciliateur, qui se consolide au gré des campagnes transnationales en faveur de l’amnistie des années 1960, racontées dans le chapitre 4. Impulsées par les exilés, celles-ci bénéficient de la conjoncture internationale de montée en puissance des droits humains. Le chapitre 5 convie à un pas de côté, dédié au travail des collectifs de victimes espagnoles du nazisme pour être reconnues et indemnisées en tant que telles, qui achève de convaincre de l’inscription du sort des citoyens espagnols dans un contexte plus global, européen si ce n’est mondial.

Le chapitre 6 revient sur les objectifs de la transition : amnistier, restituer et réparer. L’action étatique n’y est abordée que par ses faces visibles : production normative, conflits entre partis politiques, ou entre gouvernement central et communautés autonomes. Or, à défaut d’entrer dans l’intériorité de l’appareil politico-administratif, il est difficile de rendre compte précisément des mécanismes causaux ayant conduit à l’instauration du pacte garantissant l’impunité que l’autrice décrit. Le chapitre 7, dédié aux projets alternatifs, retiendra sans doute plus l’attention des lecteurs. Ils y découvriront deux tentatives de constitution d’un tribunal international pour l’Espagne, inspirées du Tribunal Russell. Leur examen renseigne de manière exemplaire sur la manière dont ce modèle juridique a circulé tant jusqu’aux syndicats espagnols encore clandestins que jusqu’aux mouvements d’extrême-gauche issus de l’exil, et a inspiré leurs propositions. Sautant habilement de ces initiatives transnationales aux actions locales, l’autrice aborde ensuite les campagnes – d’abord clandestines – d’exhumation des corps enterrés dans les fosses communes, qui permettent d’identifier les victimes et de désigner, en négatif, les coupables, tout comme les tribunaux internationaux entendaient le faire.

Le chapitre 8 offre un focus sur la commune de Guernica, illustrant de manière emblématique le paradoxe qui articule l’ouvrage, à savoir la position avant-gardiste de l’Espagne dans certaines luttes pour la paix et la justice alors même qu’une condamnation du franquisme et de ses agents n’a toujours pas eu lieu. Dans cette ville basque, les enjeux mémoriels relatifs à son bombardement par l’aviation allemande entrent en dialogue – et parfois en conflit – avec ceux liés au terrorisme de l’ETA. Bien que ces deux questions ne soient pas complètement réglées, des acteurs locaux ont réussi à ériger cette ville comme une icône et une référence mondiale pour la paix. Le chapitre 10 de l’ouvrage démontre que l’Espagne se verra également reconnue comme un précurseur européen des politiques mémorielles en faveur des victimes du terrorisme. Mais le paradoxe apparaît encore plus criant à la lecture du chapitre 9, qui aborde l’engagement de l’Espagne, à la fin du XX^e siècle, dans les poursuites judiciaires contre les dictatures argentines et chiliennes. L’action du juge d’instruction B. Garzón, responsable de l’arrestation de Pinochet, tranche avec la tolérance judiciaire accordée aux franquistes. Le chapitre final fait la lumière sur les conséquences d’une telle contradiction. Il relate l’histoire de la plainte déposée en Argentine contre la dictature franquiste pour délits de génocide et crimes contre l’humanité. Miroir des procédures judiciaires initiées en Espagne contre la junte argentine, elle témoigne de l’effet boomerang du droit.

L’ouvrage de S. Baby fourmille de sources et propositions analytiques passionnantes, tant du point de vue des études mémorielles que de la sociologie du droit. La promesse d’une relecture de l’histoire récente de l’Espagne au prisme des circulations transnationales est tenue. Ses résultats invitent toutefois à prolonger les recherches du côté des sources gouvernementales et des acteurs clés de la transition afin de discerner l’impact des projets évoqués dans ce travail sur ce qui est réellement advenu. Cela permettrait d’en dresser une balistique sociologique et de mettre en rapport les trajectoires que les premiers défenseurs de ces idées alternatives espéraient pour elles avec celles finalement produites.

[1] Sophie Baby, Le mythe de la transition pacifique : violence et politique en Espagne, 1975-1982, Madrid : Casa de Velázquez, 2012.