La décision juridictionnelle – Introduction à la théorie et à l’empirie du droit | Arthur Dyevre

Arthur Dyevre, La décision juridictionnelle – Introduction à la théorie et à l’empirie du droit, Paris : Lefebvre Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 268 p.

Compte rendu par Anne-Julie Rolland (École de relations industrielles – Université de Montréal)

Les règles juridiques suffisent-elles pour prédire les décisions que rendent les tribunaux et les cours de justice ? Comment expliquer la décision juridictionnelle au-delà de ces règles ? Quels facteurs influencent le processus décisionnel qui mène à la décision juridictionnelle ? C’est à ces questions complexes que tente de répondre Arthur Dyevre dans son récent ouvrage.

En mobilisant notamment la sociologie, la psychologie comportementale et les approches empiriques du droit, l’auteur aborde l’acte de juger de façon descriptive, plutôt que normative. Les deux axes principaux de l’ouvrage proposent une riche synthèse théorique des écrits portant sur la décision juridictionnelle et présentent de façon didactique, au bénéfice tant des novices que des initiés, l’ancrage méthodologique des principales théories abordées. C’est à ce niveau que se situe l’originalité et l’apport de l’ouvrage dans la littérature scientifique. Entre autres choses, il permet de saisir l’ampleur des défis méthodologiques auxquels font face les chercheurs qui s’intéressent au processus décisionnel et leur fournit quelques pistes à explorer pour y faire face. L’auteur le fait au soutien d’exemples, parfois abstraits il faut le dire, mais aussi puisés dans les études réalisées en contexte européen et nord-américain.

Dans la première partie de l’ouvrage qui en contient six, l’auteur convie ses lecteurs à une réflexion sur l’acte de juger. Il y présente différentes manières d’appréhender le droit, soit comme art de persuasion, soit comme instrument d’organisation de la société ou plutôt comme produit social. C’est davantage cette dernière façon d’entrevoir le droit qui alimente les parties subséquentes de l’ouvrage puisqu’elle renvoie au mécanisme réel de production des normes juridiques et s’intéresse à la prédiction des décisions juridictionnelles. Bien que présentées brièvement, ces trois perspectives demeurent complémentaires de l’acte de juger et ont le mérite de mettre en lumière la complexité de l’objet d’étude de l’ouvrage, dès l’entrée en matière, tout en proposant des outils d’analyse pour les étudier, tant sur le plan conceptuel qu’empirique.   

La deuxième partie présente les grands courants de pensée du droit moderne occidental selon leur perception de l’influence des normes juridiques sur la décision juridictionnelle. L’auteur aborde ce sujet en traitant d’abord du formalisme juridique, modèle dominant selon lequel le processus décisionnel repose sur un exercice déductif épuré de toutes considérations extérieures d’ordre éthique, moral, politique ou idéologique. Alors que les apories du formalisme juridique sont nombreuses, cette conception du droit persiste encore, selon Arthur Dyevre, parce qu’elle est entretenue par le discours politique et judiciaire. Sa prégnance s’explique aussi par la dimension rhétorique de la décision juridictionnelle, le juge cherchant à persuader en mobilisant une argumentation destinée à légitimer sa décision. L’auteur présente également le réalisme américain, courant qui s’inscrit en opposition au formalisme juridique en ce qu’il perçoit le droit comme un produit social et invite à recourir aux sciences sociales pour le comprendre dans toute son amplitude. Le processus décisionnel serait ainsi tributaire des « stimuli des faits de l’affaire »[1] (p. 65). C’est donc l’analyse de ces faits, et des comportements juridictionnels adoptés pour répondre aux questions qu’ils soulèvent, qui permettrait de prédire la décision, plutôt que l’application mécanique du syllogisme juridique.

L’auteur distingue le positivisme juridique de Hart de celui de Kelsen, qui perçoivent tous deux le droit comme un fait social. Contrairement aux réalistes américains, ces penseurs ne s’intéressent toutefois pas à la dimension causale entre la décision juridictionnelle et ses déterminants, mais plutôt au système de production des normes juridiques et à la relation entre celles-ci. Pour Kelsen, le juge pose un acte de concrétisation de la loi et donc de création du droit, alors que pour Hart, la « texture ouverte » des normes laisse place à une pluralité d’interprétations qui conduisent le juge à faire un choix. Hart pourfend toutefois la thèse réaliste qui mettait en doute la pertinence des règles juridiques et affirmait que les juges décident de façon intuitive. Au contraire, pour Hart, si intuition il y a, elle résulte du conditionnement opéré par la règle, démontrant la pertinence de celle-ci. Dyevre aborde également la théorie mise en avant par Dworkin et qu’il situe à l’opposé du spectre positiviste/anti-positiviste par rapport à Hart et Kelsen. Pour Dworkin, la décision juridictionnelle passe par l’identification des principes applicables selon un critère de cohérence (integrity) avec les précédents antérieurs, ce qui entraîne une détermination parfaite du droit et conduit à la solution unique de toute question juridique.

La troisième partie du livre porte sur la sous-détermination du droit et les causes qui la sous-tendent. Parmi celles-ci figurent le langage juridique imprécis et le libellé ambigu des règles juridiques, de même que la diversité des méthodes d’interprétation auxquelles les juges peuvent recourir pour motiver leur décision, comme l’interprétation littérale, téléologique, a fortiori ou a contrario. L’auteur mentionne aussi que la multiplication des droits fondamentaux, dont les dispositions sont souvent rédigées en termes vagues, laisse place à un accroissement du pouvoir « discrétionnaire » des juges. À cela s’ajoute également la marge d’appréciation des juges dans le traitement de la preuve. Ces différentes considérations se répercutent sur la dynamique contentieuse, en ce que les affaires portées devant les tribunaux, particulièrement devant les instances d’appel, dépendent du degré de sous-détermination des règles ou des faits qu’elles mettent en cause.

Comme le réalisme juridique, les théories présentées dans la deuxième moitié de l’ouvrage cherchent à établir une relation causale entre la décision juridictionnelle et des phénomènes non juridiques. Dans la quatrième partie, A.  Dyevre aborde les facteurs « extra-juridiques » susceptibles d’influencer le processus décisionnel, soit l’idéologie, le sexe (ou plutôt le genre) et la charge de travail, les deux derniers étant traités de façon beaucoup plus sommaire que le premier. En se référant aux travaux américains ayant théorisé le « modèle attitudinal »[2], l’auteur explique que la décision serait le produit de l’idéologie du juge et des faits propres de l’affaire. L’idéologie peut se mesurer de différentes façons, même si cela comporte des limites sur le plan méthodologique. Prendre une variable de substitution comme l’affiliation partisane de la nomination du juge ou utiliser les appréciations de la presse écrite en sont des exemples. Différentes études, employant des méthodes variées, confirment toutes l’influence idéologique dans le processus décisionnel, ce qui renforce, selon l’auteur, la validité empirique du modèle attitudinal.

L’auteur traite ensuite de la « théorie de la décision », qu’il définit dans la partie introductive du livre comme « le large champ de recherche interdisciplinaire qui s’intéresse à la manière dont les humains prennent leurs décisions » (p. 5) et qu’il déploie dans les deux dernières parties de son ouvrage. Dans la cinquième partie, il appréhende la décision juridictionnelle sous l’angle de la théorie des choix rationnels et stratégiques. Elle implique que les juges doivent opérer un choix en fonction d’une myriade de considérations, tant au niveau personnel que professionnel. Par exemple, avant de se lancer dans la rédaction d’une opinion dissidente, le juge pondère l’énergie cognitive qu’il devra y consacrer, les ressources limitées dont il dispose pour le faire, les gains possibles au niveau réputationnel, les sacrifices sur le plan personnel, etc. Plus encore, selon la théorie des jeux, le juge doit aussi effectuer des compromis en anticipant les réactions d’autres acteurs dans le cadre du processus décisionnel, comme celles de ses pairs lorsqu’il siège en collégialité, des tribunaux supérieurs susceptibles de réviser sa décision, de la classe politique qui peut la critiquer ou des organes législatifs pouvant intervenir afin de la contrecarrer et de la priver de ses effets. Lors du processus décisionnel, les préférences ou les caractéristiques personnelles des juges, comme celles décrites dans la quatrième partie, peuvent donc céder la place à des considérations plus pratiques.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur envisage la décision sous l’angle de l’approche comportementaliste suivant laquelle les juges recourent à leur intuition dans le cadre du processus décisionnel. Cette intuition est perméable aux biais cognitifs (biais rétrospectif, biais d’ancrage, biais de confirmation, etc.). Par exemple, en raison du biais de confirmation, la propension à accorder une plus grande importance aux éléments qui convergent avec son opinion initiale existe bel et bien, que ce soit au niveau de l’identification des règles applicables ou de l’appréciation de la preuve. Il en découle que le processus décisionnel ne saurait être envisagé seulement en fonction d’un idéal rationnel, comme le suggèrent les postulats formalistes. De ce fait, la décision juridictionnelle et ses déterminants peuvent être mis à l’épreuve et expliqués empiriquement.  

La partie conclusive s’avère trop expéditive pour rendre compte fidèlement de la teneur de l’ouvrage et pour bien articuler les liens entre ses différentes parties. Cela dit, dans sa globalité, même si son titre le présente modestement comme une introduction, l’ouvrage d’Arthur Dyevre est bien plus que cela et s’avère incontournable pour tous ceux qui s’intéressent au processus décisionnel.

[1] Brian Leiter, « Rethinking legal realism: Toward a naturalized jurisprudence », Texas Law Review, 76, 2, 1997, p. 267-315 ; id., Naturalizing Jurisprudence. Essays on American Legal Realism and Naturalism in Legal Philosophy, Oxford: Oxford UP, 2007.

[2] Par exemple Jeffrey A. Segal et Harold J. Spaeth, The Supreme Court and the Attitudinal Model Revisited, Cambridge: Cambridge University Press, 2002.