Les groupes d’intérêt en France  | Guillaume Courty et Marc Milet (dir.)

Guillaume Courty et Marc Milet (dir.), Les groupes d’intérêt en France, Paris : Classiques Garnier, 2023,  coll. « Rencontres », 681 p.

Compte rendu par Sabine Saurugger (Université Grenoble Alpes, Sciences Po Grenoble, Pacte, CNRS)

Comprendre les nouvelles configurations des groupes d’intérêt en France est l’ambition affichée des éditeurs et auteurs de ce premier ouvrage collectif sur le sujet depuis soixante ans. La dernière publication date en effet de 1958, lorsque  le pionnier de la recherche sur les groupes d’intérêt en France, Jean Meynaud, présenta pour la première fois une réflexion conceptuelle et empirique de leur organisation et de leur action [1]. Guillaume Courty et Marc Milet, spécialistes de l’analyse des groupes d’intérêt français et, en particulier, de l’institutionnalisation de leur contrôle étatique [2], cherchent dans cet ouvrage volumineux non pas à présenter une nouvelle approche théorique, ni une analyse systématique des groupes d’intérêt – leurs relations avec l’État, leurs formes organisationnelles ou encore leur nombre – mais, à l’instar de travaux sur l’Union européenne ou les États-Unis, à présenter un « manifeste de la recherche francophone sur les groupes d’intérêt » (p. 15). Divisé en trois parties  (La France et les groupes d’intérêt. Quelle(s) histoire(s) ? Quelles spécificités ? – Les groupes d’intérêt et le pouvoir – Représentation et répertoires d’action) et vingt-huit articles, dont 10 focus plus courts, cet ouvrage montre en effet toute la richesse empirique qui caractérise la recherche politiste et sociologique française sur ce sujet. 

L’ouvrage adopte ainsi un positionnement holistique, cher à Jean Meynaud, en analysant les groupes d’intérêt sous l’angle de leur contribution à l’analyse de l’État, ou plus généralement à celle du système politique. Les chapitres de Guillaume Courty et Marc Milet, tout comme celui de Patrick Hassenteufel dans la première partie, revisitent en effet les formes d’interactions, aussi bien institutionnelles qu’intellectuelles et discursives, entre les groupes d’intérêt et l’État en les inscrivant dans l’histoire depuis la Révolution française jusqu’à la Ve République. Des chapitres plus détaillés se concentrent ensuite sur des cas spécifiques de la représentation des syndicats des travailleurs et des ONG. Les auteurs reviennent ainsi sur la thèse de « l’immunité » française contre le lobbying, ou encore « le mythe de l’indépendance » (Carole Bachelot, p. 161), véhiculée par des contextes historiques et des régimes politiques successifs, de manière indifférente par l’ensemble des gouvernements, aussi bien de gauche, de droite ou du centre. Le système politique français reste donc, d’un point de vue discursif, rétif au dialogue avec les groupes d’intérêt. Se pose toutefois la question de savoir, comme le soulignent Guillaume Courty et Marc Milet, si la comparaison de ce positionnement français avec celui d’autres systèmes politiques ne montrerait pas que la situation française est moins unique qu’on ne le croit. Une analyse par action politique et non plus par système politique global montre en effet que l’institutionnalisation des relations entre l’État et les groupes d’intérêt en France partage des similitudes importantes avec d’autres démocraties libérales (Patrick Hassenteufel).

Une deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse plus spécifiquement aux cadres institutionnels qui régulent les interactions entre groupes et État. Elle débute par un chapitre particulièrement riche des coordinateurs de l’ouvrage sur l’institutionnalisation de l’encadrement et du contrôle des interactions entre les groupes d’intérêt et l’État français et fournit une série d’exemples de juridicisation de ces relations. Une approche historique, aussi bien institutionnelle que sociologique, s’appuyant sur l’interaction entre les acteurs et leurs lectures politiques de la représentation des intérêts, rend le chapitre particulièrement important pour saisir le développement relativement récent de cet encadrement institutionnel des groupes d’intérêt en France. On comprend ainsi que le cadre juridique de la loi organique de 2017 – la loi Sapin II – ait pu irriter les représentants d’intérêts divers qui se trouvent désormais englobés sous la même notion renvoyant à « des personnes aussi différentes qu’un avocat, un “chargé de plaidoyer” d’ONG ou un “chargé d’affaires publiques” d’une multinationale » (p. 104). Plus spécifiquement, la loi « unifie dans une même catégorie ceux qui s’opposent dans la lutte politique et les oblige à des communes contraintes (se déclarer) et à des rites d’institutions (auditions, rendez-vous, etc.). » (ibid). Dans cette partie du livre, les chapitres successifs présentent une réflexion sur les formes de la participation des acteurs non étatiques à travers une analyse de la littérature sur la démocratie participative (Simon Baeckelandt et Julien Talpin), les relations entre groupes d’intérêt et partis politiques (Carole Bachelot), acteurs territoriaux (Stéphane Cadiou et Julie Pollard), avant de s’intéresser aux niveaux européen (Hélène Michel) et international (Marieke Louis et  Yohann Morival). Ce dernier chapitre, tout en se focalisant sur un seul type d’acteurs non étatiques français – les patrons – se donne comme « enjeu… de tenir ensemble l’action internationale propre des groupes patronaux français et leur action au sein des groupes internationaux » (p. 254). Marieke Louis et Yohann Morival montrent, en effet, que l’internationalisation des intérêts patronaux français ne suit aucune trajectoire stratégique pensée, mais qu’elle est, au mieux, fluctuante, sinon désordonnée.  Se pose ainsi la question de savoir si cette absence de trajectoire est singulière ou si elle peut également être observée dans d’autres contextes nationaux.  Dans un monde globalisé, de plus en plus soumis aux critiques et réflexions protectionnistes, les stratégies internationales des groupes d’intérêt économiques restent-elles aussi fluctuantes ou le deviennent-elles encore davantage [3]?

La troisième et dernière partie du livre illustre la multitude des représentations et des répertoires d’action des groupes d’intérêt. Des chapitres sur les formes d’organisation et les types d’intérêts représentés en France se concentrent de manière approfondie sur les consultants en affaires publiques (Guillaume Courty), les organisations patronales (Michel Offerlé), les syndicats policiers (Agathe Piquet et Marion Guenot), les associations sociales (Pierre-Yves Baudot), les groupes représentant la « Nature » (Christophe Traïni), les droits des utilisateurs  et les groupes d’intérêt défendant des conceptions spécifiques de la régulation numérique (Anne Bellon). S’ajoutent à ces chapitres des « focus » – textes plus courts faisant des points plus sommaires sur des sujets tels que les réseaux d’affaires, la mobilisation anti-fiscaliste, les autoentrepreneurs, la Manif pour tous ou encore les syndicats agricoles, qui montrent que pendant la deuxième moitié du vingtième siècle, certains groupes d’intérêt français ont travaillé en étroite collaboration avec l’État. Plusieurs chapitres, enfin, se concentrent sur les répertoires d’action – le droit (Marc Milet), la violence (Xavier Crettiez) et la présence des groupes d’intérêt pendant la campagne électorale (Guillaume Courty et Julie Gervais). Le beau chapitre de Marc Milet sur les répertoires d’actions judiciaires montre particulièrement bien, par une analyse approfondie de la littérature, la pluralité des recours au droit des groupes d’intérêt qui ne se résument pas au registre du contentieux. L’auteur y distingue l’action des groupes d’intérêt par le droit, au nom du droit et sur le droit, une dernière catégorie qui inclut également les instruments d’action politique. En ouvrant la boîte noire des recours judiciaires des groupes d’intérêt, l’article prolonge ainsi judicieusement la réflexion de Daniel Kelemen[4], qui s’intéresse à la transformation du système juridique et régulatoire de l’Union européenne à travers l’action des intérêts organisés, et l’applique au niveau français. Dans l’excellent chapitre sur les répertoires d’action des groupes d’intérêt, Xavier Crettiez revient sur une problématique qui ne cesse de gagner en visibilité dans le contexte politique contemporain, à savoir l’usage de la violence sous ses différentes formes pour représenter ou, mieux, faire entendre ses intérêts. Il décentre l’analyse des répertoires d’action et propose, à travers une analyse fine, empiriquement et théoriquement aboutie, une contextualisation des répertoires d’actions violentes qui enrichit ses travaux sur les mouvements sociaux [5].

Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage s’intéresse au rôle des groupes d’intérêt au sein du mouvement électoral. Guillaume Courty et Julie Gervais y arguent que si l’analyse de la place et du rôle des groupes d’intérêt dans le jeu électoral est cruciale, chercher à leur attribuer une influence linéaire ou décisive dans la construction des campagnes des candidats aux élections en France reste néanmoins réducteur. Ainsi, « les logiques concrètes de production des enjeux électoraux laissent plutôt penser que les (groupes d’intérêt) se chargent d’une partie du travail politique en amont et à la place des candidats ou en collaboration avec leurs équipes de campagne » (p. 575). Ce qui importe, selon les auteurs, est donc davantage l’analyse de la relation d’influence et non pas l’influence en soi. Cette forme d’analyse prudente et systématiquement contextualisée sous forme de configurations de pouvoir multiples et changeantes entre les groupes d’intérêt et le contexte sous-tend effectivement l’ensemble des chapitres de cet ouvrage.

Ce riche ouvrage collectif permettra sans doute de replacer la réflexion sur les groupes d’intérêt au sein de la sociologie politique française. Tous les auteurs sont reconnus pour leurs travaux d’analyse fine sur l’action et les interactions des acteurs non étatiques dans les systèmes politiques spécifiquement français et européen. Dans l’avenir et pour aller encore plus loin, une recherche des symétries ou similitudes, plus que la contextualisation systématique des études de cas uniques, ouvrirait la possibilité d’une vision plus globale du système de représentation français. On pourrait se demander si la recherche d’une réflexion plus transversale, dépassant quelque peu le beau premier chapitre de Guillaume Courty et Marc Milet, ne permettrait pas de  saisir tout l’apport, considérable, des travaux français ici représentés dans les nombreuses analyses des Interest group studies internationaux. Nonobstant ce souhait, ce colossal ouvrage ouvre des perspectives passionnantes pour la recherche sur les groupes d’intérêt en France, aussi bien pour les spécialistes de la représentation des intérêts que pour la sociologie politique française plus généralement.

[1] J. Meynaud, (1958), Les groupes de pression en France, Paris : Armand Colin, coll. Cahiers de la FNSP n° 95.

[2] G. Courty et M. Milet (2018), « Moraliser au nom de la transparence. Genèse et usages de l’encadrement institutionnel du lobbying en France (2004-2027) », Revue française de l’administration publique, n° 165, p. 17-31.

[3] C. Woll (2007), “Leading the dance? Power and political resources of business lobbyists”, Journal of Public Policy, 27(1), 57-78 ; C. Woll (2008), Firm Interests: How Governments Shape Business Lobbying on Global Trade, Ithaca: Cornell University Press.

[4] R. D. Kelemen (2011), Eurolegalism, Cambridge: Harvard University Press.

[5] X. Crettiez (2016), « Penser la radicalisation : une sociologie processuelle des variables de l’engagement violent », Revue française de science politique, 66(5), p. 709-727.