Le pilori au Moyen Âge dans l’espace français – XIIe-XVe siècle | Isabelle d’Artagnan

Isabelle d’Artagnan, Le pilori au Moyen Âge dans l’espace français – XIIe-XVe siècle, préface de Jean-Marie Moeglin, Rennes : PUR, 2024, coll. « Histoire », 339 p.

 Compte rendu par Delphine Connes (Université de La Réunion, CRJ)

 

L’ouvrage d’Isabelle d’Artagnan s’intéresse à un sujet peu traité par l’historiographie, alors que le pilori est omniprésent dans l’espace médiéval. Le pilori est devenu le symbole de l’humiliation publique et l’expression « mettre au pilori » est encore utilisée de nos jours.

L’autrice démontre, au fil de son ouvrage, en s’appuyant sur un riche corpus de sources, que le pilori recouvre trois rôles : un symbole de pouvoir, un rituel et un outil pénal.

Dans une première partie relative à la genèse d’un signe de justice urbain, Isabelle d’Artagnan retrace l’évolution et la diffusion du pilori.

Ce dispositif  est à l’origine un symbole de propriété foncière et de droits exercés sur le marché. La peine de pilori garantit la bonne tenue et la sincérité des transactions commerciales ; elle s’inscrit dans la famille des peines infamantes médiévales (amende honorable, course, immersion…).

La région de la Normandie au Hainaut est l’espace d’origine du pilori. La diversité des formes lexicales retrace les circuits de diffusion de l’institution, du nord vers le sud et de l’ouest vers l’est.

À partir du milieu du XIII^ème siècle, le pilori fait partie des éléments de définition et de délimitation du marché ; il matérialise la totalité des droits du propriétaire du marché ; il exprime aussi, par le biais des échevins, le caractère collectif de la vengeance publique (chapitre I du livre).

Le pilori et sa peine associée se déploient dans le sillage des réseaux commerciaux : à la fin du XV^ème siècle, ils se maintiennent alors que les autres peines infamantes disparaissent progressivement, sans doute parce qu’ils forment un rituel clair avec la lecture publique du délit et l’exclusion sociale qui y sont liées. À la fin du XV^ème siècle, le pilori et sa peine sont connus des justices du royaume, au terme de siècles de tâtonnements en fonction des usages locaux (chapitre II).

Au cours du XIII^ème siècle, deux évolutions liées entre elles s’observent : l’idée qu’il ne peut y avoir qu’un seul pilori par ville, détenu par la juridiction supérieure et, d’autre part, la diversification des supports d’expositions (échelles, carcans… l’échelle devenant peu à peu une sanction autonome, réservée aux justices inférieures, le pilori étant réservé aux justices supérieures). La symbolique du pilori se maintient, au-delà du rituel d’exposition, et il devient le signe de la haute justice en général (chapitre III).

Dans une deuxième partie du livre relative à la scène du pilori, Isabelle d’Artagnan s’intéresse à ce moment ritualisé de la vie médiévale.

L’exposition au pilori est un rituel en mouvement : le condamné est transféré de la prison au pilori, souvent dans une charrette d’infamie, avec publicité du supplice ; parfois, il est contraint de porter un objet humiliant représentant son crime ou un parchemin l’expliquant. Il peut, plus rarement, être dépouillé de ses vêtements ou encore être dégradé (cheveux brûlés par exemple).

Si tous les rituels d’exposition se ressemblent en ce qu’ils consistent à attacher un condamné à un support public avec un motif infamant, ils sont individualisés car les juges sont relativement libres dans l’agencement du rituel. La foule est contenue et guidée par les officiers : injures, jets d’ordures sont encadrés. Le but est l’humiliation et non la blessure du condamné (chapitre IV).

L’exposition infamante est une sanction pouvant être modulée selon cinq variables juridiques : lieu et jour du supplice (même si, généralement, il a lieu le jour du marché, sur la place du marché), sa durée, son nombre de répétitions, et les conditions de déroulement du rituel. La juxtaposition de nombreux supplices sur le pilori, ou à proximité, permet une souplesse des rituels. Ainsi, l’exposition peut s’hybrider avec d’autres rituels, notamment les mises à morts et les autres rituels d’humiliation publique (amende honorable, corde au cou, hachée et course). L’espace du pilori est le lieu d’échanges entre rituels judiciaires (chapitre V).

Dans une troisième partie de l’ouvrage, particulièrement intéressante, Isabelle d’Artagnan étudie les usages pénaux de l’exposition infamante.

Le pilori est initialement utilisé pour punir les crimes liés à la sauvegarde de la paix dans l’enceinte du marché : larcins et fraudes qui reposent tous deux sur la déloyauté, puis il est étendu aux contraventions relatives aux échanges. Au fond, toutes les formes de déloyauté sont réunies par le préjudice symbolique qu’elles infligent au détenteur des droits du marché. Il s’agit ainsi de répondre à une demande sociale, de réprimer le délit et de restaurer la confiance. On voit alors d’autres déloyautés (parjure, faux en écriture…) être sanctionnées de la peine du pilori, tout comme, beaucoup plus rarement, l’insulte, lorsqu’elle concerne la communauté ou lorsqu’elle atteint le roi.

Le pilori est implanté dans l’espace considéré comme le plus sensible au scandale : le marché. À l’origine, la régulation des transactions est assurée par une confiance mutuelle entre vendeur et acheteur. Ce système est rendu obsolète par l’arrivée de marchands étrangers dont la réputation ne peut être évaluée a priori. Des officiers, choisis parmi les prud’hommes, sont alors chargés de vérifier la qualité des marchandises. Le marché, lieu dense et fréquenté, est le théâtre privilégié de vols, d’attroupements d’ « oyseux et de vagabons », de vengeances… Un sentiment d’insécurité y règne sans que sa réalité soit forcément prouvée. Par conséquent, le justicier se doit de répondre, au moins symboliquement, au ressenti des « bonnes gens ». À mesure que ce sentiment devient plus pressant, les usages du pilori s’enrichissent. En plus d’incarner le contrôle du seigneur sur le marché et les transactions, il devient un symbole de protection de la paix en général. La vue de ce dispositif peut intimider les malfaiteurs et les justiciers multiplient les menaces de mise au pilori contre ceux (« gens oiseuses ; estranges homs, personne vile ») qui effraient leurs « bonnes gens », sans pour autant que cela s’accompagne d’une application judiciaire. L’importance est mise sur l’effet politique de ces annonces. D’ailleurs, le pilori est une peine rare, appliquée en moyenne une fois par an (chapitre VI).

Durant la deuxième moitié du XIII^ème siècle, à partir du règne de Louis IX, à mesure que les piloris s’érigent au sein du domaine royal, le roi s’approprie cet outil, principalement en ce qui concerne le blasphème.

En tant que seigneur justicier, il utilise classiquement la peine de l’exposition dans ses ordonnances de police des marchés, pour les délits relatifs à la loyauté des transactions. En revanche, il l’utilise de manière innovante à propos des métiers jurés ou de la protection de la Seine.

Enfin, le roi utilise également le pilori comme outil de gestion de crise sociale ou économique pour, notamment, rétablir l’ordre en raffermissant la répression.

À noter l’originalité jurisprudentielle de la chambre criminelle du Parlement de Paris qui innove tant par les usages du pilori qu’elle délaisse (sanction du vol)  que par ceux qu’elle adopte (pilori pour coups et blessures). En outre, à partir des années 1440, le pilori devient une peine spéciale pour le faux, concurrencée par l’amende honorable.

L’exposition est donc une sanction dont l’usage n’est pas uniforme mais s’adapte aux particularités locales, par tâtonnements, par innovations durables ou éphémères (chapitre VII).

Enfin, dans une étude sociale des condamnés à l’exposition, Isabelle d’Artagnan démontre que le pilori frappe en priorité des individus ordinaires, honorables, bien implantés dans la communauté où le délit est commis, travailleurs, avec une proportion hommes/femmes semblable aux autres délits (15% de femmes). Il y a seulement quelques condamnés de statut social supérieur : des clercs et des nobles qui sont généralement, de par leur statut, dispensés du pilori et plutôt soumis à l’amende honorable. Des crimes graves (sacrilège, homicide) et des circonstances exceptionnelles justifient le recours au pilori, en particulier dans le contexte de la guerre de Cent Ans.

On aurait pu s’attendre à une forte représentation des marginaux, d’autant que les textes prévoient pour eux l’usage général du pilori. En réalité, très peu de condamnés sont affublés de qualificatifs négatifs tels que « mauvaise vie », et les condamnés le sont non pas en raison de leur statut social mais pour un délit précis (vol, tricherie). Cette divergence entre les textes normatifs et la pratique peut être expliquée d’une part par une pression populaire demandant au justicier une répression plus ferme des « mauvaises gens » ; d’autre part parce que le but de la peine de l’exposition est de déclarer l’infamie, non de la confirmer. Le pilori, rituel doté d’une portée sociale, est donc une sanction des gens ordinaires, devant les membres de leur communauté (chapitre VIII).

Le livre d’Isabelle d’Artagnan montre que le pilori est à la fois protecteur et menaçant. Il devient le symbole du haut-justicier, autonome de son lieu d’origine. Le lien entre marché et pilori se rompt au XV^ème siècle,  où l’on voit des piloris érigés en dehors des lieux de marché.

L’exposition est la peine infamante la plus universelle et fréquente. Pratiqué par les institutions les plus prestigieuses, lié à un édifice important pour la ville, ce rituel humiliant très explicite se maintient au moins jusqu’au XVI^ème siècle, ancré dans les usages sociaux.

Au terme de la lecture de cet ouvrage, il apparaît que l’étude du pilori est davantage que celle d’un instrument de supplice : elle permet aussi d’éclairer l’histoire du droit, l’histoire culturelle et l’histoire sociale.

---

---