La fabrique des jugements. Comment sont déterminées les sanctions pénales | Arnaud Philippe

Arnaud Philippe, La fabrique des jugements. Comment sont déterminées les sanctions pénales, Paris : La Découverte, 2022, coll. « Sciences humaines », 342 p.

Compte rendu par Bartolomeo Cappellina (University of Vienna, Department of Government)

La fabrique des jugements est un ouvrage qui s’intéresse à une question apparemment anodine : pourquoi observe-t-on des écarts dans les peines prononcées par les tribunaux ? Bien évidemment, le livre d’Arnaud Philippe n’est pas un manuel de droit pénal expliquant la diversité des peines selon la gravité des faits. L’auteur aborde cette question en présentant les différents facteurs qui permettent d’expliquer pourquoi la sévérité des peines varie dans le temps et l’espace pour des faits similaires. Quels éléments expliquent que des personnes ayant commis le même acte soient condamnées à des peines de durée et de conditions différentes ? Arnaud Philippe, économiste à l’Université de Bristol, ayant travaillé avec le service des statistiques du ministère de la Justice pendant plusieurs années, aborde cette question de manière accessible. Chaque chapitre s’appuie sur un mélange réussi entre accroches liées à des débats politiques, des affaires médiatisées ou à de petites histoires illustrant la thématique et son importance, pour ensuite montrer les différences existant dans les peines prononcées et les explications possibles, à l’aide de grandes bases de données françaises (extraction du casier judiciaire national) et internationales (principalement américaines). Le livre est structuré en deux grandes parties. La première s’intéresse aux facteurs institutionnels et légaux, en analysant les effets des changements de politiques pénales, des normes encadrant le rôle des juges dans la prononciation des sanctions, des contraintes organisationnelles et statutaires des professionnels du droit, ainsi que des conditions de détention et des alternatives de peine disponibles pour les juges. La seconde partie du livre explore les biais sociaux, cognitifs et politiques propres aux juges, de l’influence des médias sur les procédures judiciaires aux biais raciaux, de classe et de genre, jusqu’aux problèmes de cohérence et de logique qui affectent les décisions judiciaires. Cette exploration des facteurs influençant les juges dans leurs décisions se termine par une discussion des effets de la démocratie judiciaire typique de certains États américains.

Ainsi, le livre explore les dimensions politiques, sociales et psychologiques des jugements et offre une analyse approfondie de la façon dont ces jugements sont construits, leurs tendances étant maintenues ou modifiées par de nombreux facteurs. L’auteur, tout en se considérant comme un économiste abordant la justice de manière empirique, dresse en réalité un portrait de la justice pénale qui résonne fortement avec des travaux multidisciplinaires utilisant des méthodes plus qualitatives[1]. Les différences méthodologiques ne changent rien au constat général de ces travaux quant à la construction des décisions pénales par une multitude de facteurs systémiques et individuels, bien au-delà des seules injonctions normatives. Si les juristes, sociologues et politistes spécialistes de la justice identifient des tendances au sein de dossiers judiciaires issus de quelques juridictions, ou recueillent par entretien les points de vue des professionnels sur les effets des réformes pénales et organisationnelles limitant leur pouvoir discrétionnaire sur le choix des procédures et des sanctions [2], Arnaud Philippe utilise ce qu’il appelle des « quasi-expériences » ou des « expériences naturelles » pour souligner un point similaire. Les décisions judiciaires sont loin d’être le simple effet direct et homogène des politiques pénales et des prescriptions normatives.

Ces « expériences naturelles » sont de deux types. Pour les premières, il s’agit d’analyses statistiques permettant de comparer, de manière diachronique, un moment A, où certaines conditions étaient en place, à un moment B, où un facteur important a changé, toutes choses égales par ailleurs. Il est ainsi possible de déterminer que ce facteur est responsable du changement identifié dans les tendances pénales telles que capturées par les statistiques nationales (françaises ou américaines selon le chapitre). L’introduction de la réforme pénale sur les peines minimales et les peines planchers en France, et ses conséquences sur les peines prononcées au cours des années suivantes, en est un bon exemple. Pour le deuxième type « d’expérience naturelle », l’auteur examine les affaires judiciaires distribuées de manière aléatoire aux magistrats (par exemple, celles prises en charge par les magistrats de permanence), ce qui permet de comparer des affaires où les faits sont similaires en tenant compte des différences propres aux juges ou aux justiciables. Ce deuxième type d’expérience n’est employé que sur des données américaines, car les données des bases administratives ne renseignent pas sur l’identité des acteurs institutionnels.

Les chapitres de la première partie de l’ouvrage, en revanche, s’appuient principalement sur des données françaises et introduisent le sujet de la construction des peines en montrant les effets structurants des lois et des politiques publiques pénales (au sens large) sur les sanctions prononcées par les magistrats. Le premier chapitre de cette partie souligne la déconnexion croissante entre le débat politique sur les peines et les pratiques pénales des magistrats, en montrant l’absence d’effets substantiels sur le prononcé des peines suite à la réforme de 2007 sur les peines maximales voulue par Sarkozy. Si cette réforme a eu plus un effet d’affichage que des effets pratiques sur le travail des juges, il n’en va pas de même pour la réforme des peines planchers, qui a entraîné une augmentation sensible des peines à l’encontre des récidivistes par rapport à la période précédente. L’auteur observe pourtant que l’effet de cette augmentation des peines n’est pas celui escompté. Le taux de récidive pour les mêmes délits n’a pas connu de changements notables suite à la réforme des peines planchers. Le troisième chapitre est consacré aux effets des politiques policières et de la politique du chiffre sur les parquets et les peines prononcées durant la période 1995-2020. L’auteur y détecte un effet marqué des changements de la politique pénale et de l’introduction de nouvelles procédures simplifiées sur la composition des cas présentés aux juridictions (augmentation des affaires de stupéfiants, diminution des vols) et sur les acteurs concernés par celles-ci, les procureurs gérant la majorité de ce nouveau flux. Il souligne ainsi l’affaiblissement conséquent du pouvoir judiciaire au profit du pouvoir exécutif, dont dépendent la police et le parquet, dans la formulation des sanctions, ce qui a entraîné une sévérité accrue des peines par rapport à la période antérieure à l’introduction de la politique du chiffre et des procédures simplifiées pour certains délits routiniers. Le dernier chapitre de cette première partie met en lien les politiques pénales avec les politiques carcérales, en étudiant les effets des réformes pénales sur le nombre de personnes incarcérées et l’impact de l’ouverture de nouvelles prisons sur les peines prononcées par les juges des départements concernés. L’auteur constate une augmentation constante du nombre de prisonniers et des places en prison tout au long de la période analysée (sauf lors de l’amnistie de 2002), mais observe également que l’ouverture de nouvelles prisons ne semble pas être responsable de l’augmentation des peines de prison prononcées. Il note aussi bien que les juges en France maintiennent une certaine cohérence dans l’exécution des peines, notamment concernant leur aménagement par les juges d’application des peines. Une moindre cohérence est observée quant à l’utilisation de ces aménagements (et donc des peines de prison ferme) en fonction de l’état des prisons locales. Le problème de la surpopulation carcérale est ainsi moins pris en compte par les juges dans les peines prononcées qu’on ne pourrait l’attendre.

Les chapitres de la seconde partie du livre, dédiés à l’analyse des biais sociaux, raciaux et psychologiques propres aux juges, s’appuient principalement sur des données américaines. Bien que la force des arguments de l’auteur ne soit pas affaiblie quant à la démonstration des nombreux biais existant dans les décisions pénales des professionnels du droit, on partage son regret que des données similaires sur les caractéristiques sociales des professionnels du droit ne soient pas collectées ou rendues disponibles en France. En effet, les grandes différences entre le système pénal français et américain soulèvent la question de savoir si les biais raciaux identifiés chez les juges américains s’appliqueraient également aux juges français pour expliquer la plus grande sévérité réservée aux étrangers dans les tribunaux français. Certains travaux ont avancé d’autres facteurs pouvant se cacher derrière ces biais de sévérité, tels que les biais en amont des procédures policières affectant les dossiers judiciaires des prévenus [3]. L’analyse de l’auteur des peines de prison ferme infligées aux étrangers par rapport aux Français nés en France semble conforter l’hypothèse selon laquelle les juges français seraient moins biaisés que leurs homologues américains, y compris face à des événements sociétaux majeurs tels que les attentats terroristes de 2015-2016, qui n’ont produit, semble-t-il, aucun effet notable sur le prononcé de peines à l’égard d’étrangers issus de pays à majorité musulmane.

En revanche, Arnaud Philippe propose une piste d’analyse intéressante à explorer pour les spécialistes français en matière de justice et de genre lorsqu’il observe un écart dans les peines prononcées à l’encontre des hommes et des femmes pour des délits identiques, en tenant compte de l’âge, des antécédents, de la nationalité, de la période de l’année et du lieu de jugement. Les hommes seraient condamnés à des peines d’un tiers plus élevées que les femmes, même en prenant en compte ces divers facteurs. Ce constat demeure même pour les délits commis en groupe par des personnes de sexe opposé, et ainsi jugés dans les mêmes conditions et pour les mêmes faits. La question se pose, tout comme la pose l’auteur, de quels autres facteurs pourraient expliquer cette tendance, si ce n’est une forme de paternalisme propre au système pénal, non seulement français, identifiable dans plusieurs pays occidentaux.

La fabrique des jugements est une œuvre riche et instructive qui explore les mécanismes complexes de la formation des jugements. L’approche de l’auteur permet de couvrir un large éventail de facteurs influençant les décisions, des biais cognitifs aux influences culturelles et sociales. Bien que le livre soit parfois dense, il offre des perspectives précieuses pour quiconque s’intéresse au droit, ainsi qu’à la psychologie sociale ou à la sociologie du droit et de la justice. L’accent mis sur les biais cognitifs et les influences sociales sur les décisions de justice m’a semblé particulièrement réussi et accessible même à un public non spécialiste. En raison de la qualité de l’écriture et de la clarté des arguments, cette partie de l’ouvrage mériterait une large diffusion auprès des étudiants en droit, en économie du droit et en sociologie, ainsi qu’au sein des formations professionnelles de la magistrature.

[1] Jean Danet (dir.), La réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2013.

[2] Virginie Gautron, Ivana Obradovic,  « Soigner, punir ou gérer des flux : les apories des politiques pénales françaises à l’encontre des usagers de drogues », Déviance et Société, 2023, 47, 363-399 [https://doi.org/10.3917/ds.473.0363].

[3] Fabien Jobard, René Lévy, John Lamberth, Sophie Névanen, « Mesurer les discriminations selon l’apparence : une analyse des contrôles d’identité à Paris », Population, 2013, 67, 423-451 ; Fabien Jobard,  Sophie Névanen, « La couleur du jugement », Revue française de sociologie, 2007, 48, 243-272 ; Thomas Léonard, « Ces papiers qui font le jugement », Champ pénal/Penal Field, 2010, VII, 1-27 [https://doi.org/10.4000/champpenal.7879].