Le management de la vertu – La diversité en entreprise de New York à Paris | Laure Bereni

Laure Bereni, Le management de la vertu – La diversité en entreprise de New York à Paris, Paris : Sciences Po Les Presses, 2023, 288 p.

Compte rendu par Guillaume Delalieux (Université de la Rochelle)

Voici un livre précieux. Pour au moins trois raisons.

Tout d’abord, il effectue une analyse de sociologie politique à partir d’un terrain original, constitué des discours recueillis auprès de cadres dirigeants de la diversité et de pratiques observées en entreprise au sein des sièges sociaux de firmes multinationales implantées à New York et Paris dans les années 2010. Il le fait sans tomber dans les travers dénonciateurs et stériles de la critique, mais en cherchant, tout en nuances, à faire ressortir les tensions et apories auxquelles sont confrontés les acteurs. Des acteurs dont la sincérité des motivations, mais aussi la complexité des personnalités, est rendue ici fidèlement.

Le cadrage théorique mobilisé, dérivé du concept bourdieusien de marginal-sécant, combine des éléments d’analyse micro et macro autour du concept de travail aux frontières (boundary work) entre plusieurs champs (entreprise et société) : les managers de la diversité y sont décrits comme des passeurs situés à l’interface entre entreprise et société. Ensuite, l’ouvrage essaie de replacer ces pratiques de gestion au sein de politiques publiques plus larges cherchant à promouvoir les dispositifs de droit mou (soft-law), mais aussi en lien avec le volet juridique du contentieux stratégique, particulièrement en vogue outre-Atlantique, où il est mobilisé de manière quasi routinière. Une mobilisation qui s’effectue au travers d’une perspective comparatiste internationale prudente, consciente des travers parfois réductionnistes de certaines approches culturalistes, en se focalisant sur l’influence des frontières nationales, les rapports différents entre l’État, le marché et la société et les problématisations distinctes de la différence et de l’égalité. Enfin, le livre s’efforce de replacer le management de la diversité au sein du mouvement plus large du capitalisme responsable et du management de la vertu pour en révéler les contradictions et ambivalences. Il s’interroge à la fois sur la validité des dimensions morales du « business case » de la diversité, ou l’utilisation d’un registre utilitariste (le retour sur investissement) pour justifier des principes universalistes (ne pas discriminer). Ce faisant, l’œuvre de Laure Bereni constitue en elle-même une forme de travail aux frontières entre le juridique, la gestion et le politique, donnant à voir une perspective très riche qui permettra aux gestionnaires de situer les limites de ces dispositifs, aux sociologues de se figurer la complexité des situations auxquelles les acteurs de terrain sont confrontés, et aux juristes de mieux appréhender l’effectivité des dispositifs juridiques « in concreto ».   

En vérité, le travail de Laure Bereni s’efforce, depuis sa thèse analysant la traduction de la cause de la parité en politique au sein d’une loi, de dépasser les frontières imposées par les champs disciplinaires en passant de la sociologie à la science politique avec des incursions en droit et gestion. Les analyses développées portent sur le thème de la diversité, avec de multiples variations : autour de la race au sein du capital, de l’appropriation des idées féministes dans les normes et pratiques journalistiques, du genre au sein de l’administration ou encore du management de la diversité au sein de firmes multinationales à Paris et New York, objet de cet ouvrage.

Le premier chapitre dresse une brève généalogie de l’origine de ce management de la diversité et de l’influence de la contrainte juridique. Le deuxième retrace l’institutionnalisation et la marchandisation progressive de la fonction de manager de la diversité aux États-Unis, du militantisme affiché des pionnières à celui plus feutré des professionnels de la fonction. Le troisième chapitre s’intéresse aux spécificités du cas européen, en faisant ressortir celles d’un capitalisme à la française, avec l’influence structurante des réseaux patronaux et où l’État n’est jamais loin. Le quatrième chapitre décrit les relations dialectiques entre le management de la diversité et le droit, en France et aux États-Unis. Le cinquième met en perspective les similitudes et différences des deux approches nationales de la diversité́ en matière de genre et de race. Le dernier chapitre se penche sur l’identité́ professionnelle, les rôles et les différentes fonctions assurés par les managers de la diversité́.

«O Pudenda origo !» s’exclamait Nietzsche – pour qui l’origine de la morale était à chercher du côté des pulsions et des idéaux moraux qui en travestissent  ou en occultent l’origine honteuse. La diversité, défendue ici au travers d’un registre argumentatif utilitariste de type « business case » – la diversité augmenterait le retour sur investissement – ne prend même plus la peine de dissimuler l’origine mercantile de sa pulsion. Ce glissement pour défendre des causes d’un registre universaliste de type kantien vers celui d’un utilitarisme assumé et décomplexé s’est progressivement institutionnalisé, affectant quasiment toutes les sphères de la société aujourd’hui. Cependant, ces glissements ne sont pas tous à prendre au premier degré, certains usages militants et instrumentaux du « business case » de la diversité, justifiant la prise en compte de cette cause parce qu’elle serait financièrement profitable pour les entreprises et non par universalisme, ne sont pas dupes et savent que c’est un passage obligé aujourd’hui que de fondre leur cause  dans ce langage utilitariste devenu hégémonique. Si pour La Rochefoucauld l’hypocrisie est l’hommage que le vice rend à la vertu, il peut aussi être inversement celui que la vertu rend au vice : autrement dit, si des dirigeants peuvent parfois utiliser de manière cynique le concept de diversité pour masquer des enjeux économiques, certains managers de la diversité usent en retour des enjeux économiques pour masquer des enjeux militants.     

En replaçant le management de la diversité au sein de l’histoire plus large des incursions morales du capitalisme (Hirschman, Fourcade et Healy, Steiner et Trepeusch), du paternalisme de la philanthropie des barons voleurs et, plus récemment, de la responsabilité sociale des entreprises, l’autrice dévoile ces dimensions parfois occultées et propose, au travers du management de la diversité, une illustration (parmi d’autres) de ce capitalisme responsable mis en place par des patrons de la vertu, où cette dernière, chevauchant l’intérêt, avance plus vite, au risque de s’y perdre, comme les fleuves dans la mer. Il en va ainsi de la cause des minorités (de genre, d’origine…) écartelée entre humanisme et performance.

  Ce capitalisme s’adapte aux différents contextes institutionnels qui lui servent de support tout autant qu’ils le façonnent. Aux États-Unis, le droit et les (retournements) de jurisprudence ont joué un rôle structurant dans le déploiement en amont des politiques de diversité en entreprise depuis les législations sur les droits civiques et l’affirmative action adoptées durant les années 1960. En Europe, notamment en France, c’est plus du côté aval de la transposition de textes européens ou de l’adaptation de politiques publiques ciblées depuis le début des années 2000 sur le droit de la discrimination qu’il faut regarder pour comprendre ce mouvement d’un droit resté longtemps dormant. La différence de profil des professionnels de la diversité entre les entreprises états-uniennes et françaises renvoie à une différence d’approche plus générale entre les deux pays. Si une logique communautariste en marge des pouvoirs publics semble prévaloir outre-Atlantique, avec des responsables issus eux-mêmes de minorités visibles de préférence intersectionnelles, en France où l’État n’est jamais loin, des profils plus généralistes n’excluant pas d’emblée la figure du mâle blanc, semblent en mesure de pouvoir défendre des causes qu’ils n’incarnent pas, dans une logique que l’autrice présente comme plus républicaine. Cette dissociation entre incarnation physique et défense de la cause peut même, paradoxalement, se révéler être un avantage, évitant aux managers les procès d’intention mais aussi en compétences.

 Elle permet surtout, d’emblée, d’éviter de politiser le débat, un des «leitmotiv » qualifiés de « spectres politiques »  par l’autrice, que les managers de la diversité s’efforcent d’éviter à tout prix. Au rang des spectres identifiés par l’autrice figurent la critique « même feutrée » des hiérarchies organisationnelles, le conflit idéologique vecteur de divisions devant rester à l’extérieur de l’entreprise, un produit dérivé du droit ou des politiques publiques obérant les pratiques gestionnaires, ou l’orientation civique en opposition avec la rationalité instrumentale du « business as usual ». Les stratégies diffèrent ici cependant, en fonction du contexte et des profils idéal-typiques des managers identifiés dans l’ouvrage, oscillant entre l’experte critique gardienne de l’égalité des chances aux États-Unis ou la militante professionnelle en France, l’experte investie mais se tenant à distance du militantisme et du politique, l’experte distanciée catalyseuse de profits ou gestionnaire de projets.

Adaptation d’un travail d’habilitation à diriger des recherches enrichi des échanges internes à un projet ANR interdisciplinaire sur la thématique des professionnels de la vertu du capitalisme, ce livre regorge de ressources et de références à la fois très riches et instructives, mais aussi facilement compréhensibles, évitant le jargonnage accompagnant parfois le dispositif théorique et méthodologique (décrit ici en annexes). Il est à recommander et à mettre entre toutes les mains, des cadres d’entreprises aux syndicalistes, militants d’ONG, en passant par les chercheurs ou encore les doctorants.