Justice spatiale et politiques publiques territoriales | Vincent Dussart et Florence Lerique (dir.)

Vincent Dussart et Florence Lerique (dir.), Justice spatiale et politiques publiques territoriales, préface de Jacques Lévy, Le Kremlin-Bicêtre : Mare & Martin, coll. « Droit public », 2023, 300 p.

 Compte rendu par Grégory Busquet (Université Paris Nanterre, UMR PACTE [UGA])

L’ouvrage collectif dirigé par Vincent Dussart et Florence Lerique entend utiliser le concept de justice spatiale, issu de la géographie radicale, comme grille de lecture des politiques publiques françaises de ces dernières décennies, et ce, essentiellement, à partir d’un point de vue de juriste. Parmi ses auteurs, on compte en effet onze spécialistes du droit public, trois géographes, deux économistes et un historien. Le projet affronte sans ambages la question de la pluridisciplinarité, notamment entre sciences sociales et interprétation des lois, ce qui nécessite une certaine acculturation de part et d’autre. La démarche est ambitieuse. La préface du géographe Jacques Lévy revient à ce propos sur un projet s’inscrivant dans ce déplacement du regard. La lecture du reste de l’ouvrage relativise ce projet puisqu’il ne semble prendre sa consistance que dans une partie seulement de ses contributions.

Une longue introduction revient d’abord sur le couple (in)justice/(in)égalité en insistant sur l’importance de la prise en compte du territoire national pour l’appréhender, ainsi que sur l’intérêt heuristique de la justice pour parler des discriminations, des répartitions inégales, des différences, de l’accessibilité, des mobilités et de l’intervention publique, le traitement des inégalités sociales et territoriales pouvant lui-même générer des injustices. La fameuse distinction attachée aux politiques publiques place ou people, qui parcourt l’ouvrage, constitue le point de départ de la réflexion.

La première partie, intitulée « Contextualisations », revient ensuite, avec deux articles liminaires, sur le contexte national et le rapport à l’État. Une contribution de Jean-Marie Pontier remonte aux premiers actes de la décentralisation dans les années 1980 et oppose l’action de l’État à l’action et à l’autonomie locales potentiellement génératrices d’inégalités territoriales, tout en déniant au passage à l’approche marxiste tout intérêt. L’objet est ici de questionner la justice spatiale, qui « n’est pas un concept juridique, (mais) un concept géographique, économique éventuellement » (p. 58), et de la rendre opérationnelle d’un point de vue juridique. La deuxième contribution aborde la difficile adéquation entre la prise en compte des différentiations territoriales par la justice compensatoire et l’universalisme à la française.

La partie suivante de l’ouvrage – intitulée « Une justice territorialisée » – analyse les politiques publiques et le droit positif à différentes échelles, de l’échelle européenne (la politique de cohésion et les fonds structurels européens, leur esprit et leurs conséquences) aux politiques nationales, régionales et à l’intercommunalité.

Malgré la définition large de Barbara Thibault de la justice spatiale comme « étude des déséquilibres territoriaux et (…) manière d’y remédier » et comme interrogation sur les relations « centres/périphéries » et la « gestion des territoires » (p. 108), les approches sont très hétérogènes et, en définitive, les solutions proposées également, même s’il existe de nombreuses redites entre les contributions. Après la solidarité entre États membres de l’UE, on y aborde le recul des « principes de la justice spatiale » (ceux de « liberté », de « subsidiarité », de « solidarité » et d’« équivalence ») dans les politiques françaises récentes (Gérard-François Dumont). Les lois sont décrites à travers ce qui est perçu comme relevant de la justice spatiale, c’est-à-dire en fonction du développement économique, de la compensation des inégalités ou des différences de potentialités des territoires.

Si les deux première parties du livre répètent la même thèse selon laquelle la décentralisation et la loi 3DS de 2022[1] sont bénéfiques à la justice territoriale tout en risquant d’accentuer les différences territoriales et donc de créer de nouvelles injustices, la troisième partie – « Une justice vue par les politiques publiques » – regroupe finalement des contributions qui se centrent sur des politiques précises en les analysant au prisme de la justice spatiale : l’environnement, le logement social, l’action sociale, les finances intercommunales et les prémices de la politique de la ville. Chaque contribution revient sur sa propre version de la justice spatiale : la justice environnementale, la protection des espaces, la réduction des inégalités sociales dans l’espace, la péréquation et la redistribution des ressources financières entre les collectivités ou encore la lutte contre les ségrégations urbaines réduite à des correctifs sociaux et des bricolages spatiaux. La contribution de Robert Lafore apporte un éclairage intéressant en montrant comment l’action sociale est historiquement territorialisée en France, entre recherche d’égalité (prestations) et d’équité (politiques d’insertion). Il en va de même pour celle de l’un des seuls géographes de l’ouvrage, Didier Desponds, qui revient sur l’inégale répartition des logements sociaux en France, et dont les développements documentés sur les enjeux théoriques et pratiques de la justice spatiale auraient pu constituer une préface tout-à-fait éclairante à l’ouvrage. En effet, si l’un des auteurs s’étonne du manque de références aux juristes chez les géographes qui écrivent sur la justice spatiale (Vincent Dussart, p. 178), on pourra constater ici, en miroir, le manque de références aux débats académiques sur la justice spatiale, hormis quelques références récurrentes, toujours les mêmes. Parmi elles, la figure tutélaire de John Rawls (1971) et sa théorie de la justice fondée sur l’égalité et la liberté[2]. Peu d’auteurs, étonnamment, mentionnent Edward Soja, Susan Fainstein, David Harvey, Iris Marion Young ou encore Amartya Sen[3]. Il n’est, de même, fait que trois rapides mentions d’un ouvrage qui porte presque le même titre et qui traite de la France et de l’international[4] et une seule de la revue Justice spatiale / Spatial justice[5], qui présente des travaux sur la question depuis 2009. Dans la continuité, le manque de dimension internationale frappe enfin, non pas concernant les objets (le livre, après tout, ne porte que sur les politiques françaises et européennes), mais dans les références. Ceci empêche d’aborder la justice spatiale comme composante de la justice sociale et comme outil critique des dominations et des inégalités sociales dans l’espace. L’« espace » se retrouve même parfois simplement réduit à un synonyme d’échelle locale de l’action. Les auteurs parlent en réalité plutôt de justice territoriale et de la gestion de ces territoires.

En somme, la notion de justice spatiale est différente de ce à quoi les études urbaines critiques nous ont habitués. Elle est ici essentiellement considérée comme relevant de l’aménagement du territoire, de la fiscalité, voire de l’urbanisme. C’est-à-dire que l’ouvrage s’intéresse davantage aux réponses publiques à ce qui est considéré comme relevant d’injustices spatiales (en termes de répartitions des biens, des services et des ressources, mais surtout en termes de décisions et de redistributions entre les collectivités), qu’à la construction sociale et politique du problème des injustices spatiales, aux revendications à plus de justice et à un espace juste.

Des spécialistes du droit public approchent une notion exogène à partir de leurs propres objets. C’est salutaire. Le problème survient lorsque des auteurs « tordent » la justice spatiale qu’ils questionnent à peine, ou leurs objets, pour les faire se rencontrer. À ce titre, l’analogie qui revient en préambule de plusieurs contributions entre Monsieur Jourdain et les juristes, qui feraient de « la justice spatiale sans le savoir », est  très révélatrice.

L’objectif est donc ici partiellement atteint : si l’analyse des dimensions procédurales de la justice spatiale, celle des modalités de la prise de décision politique et des politiques conduites pour assurer de meilleures distributions spatiales des biens sur le territoire national peuvent intéresser les géographes travaillant sur la justice, les travaux de ces derniers semblent peu pris en compte, voire peu connus. Les convergences viendront sûrement. Nous n’en sommes, espérons-le, qu’aux prémices d’un dialogue revendiqué par l’un des coordinateurs de l’ouvrage (p. 178).

[1] Loi Différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification de février 2022, simplifiant l’action publique des collectivités territoriales.

[2] John Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, MA: Harvard University Press, 1971.

[3] Voir, entre autres, Edward W. Soja, Seeking Spatial Justice, Minneapolis: University of Minesota Press, 2010 ; Susan S. Fainstein, The Just City, New York: Cornell University Press, 2010 ; David Harvey, Social Justice and the City, London: Edward Arnold, 1973 ;  Iris Marion Young, Inclusion and Democracy, Oxford: Oxford University Press, 2000 ; Amartya Sen, The Idea of Justice, London: Allen Lane & Penguin Books, 2009.

[4] Frédéric Dufaux et Pascale Philifert (dir.), Justice spatiale et politiques territoriales, Nanterre : Presses universitaires  de Paris Ouest, 2013.

[5] https://www.jssj.org/