Minorité en errance. L’épreuve de l’évaluation des mineurs non accompagnés | Noémie Paté

Noémie Paté, Minorité en errance. L’épreuve de l’évaluation des mineurs non accompagnés, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2023, coll. « Le sens social », 283 p.

Compte rendu par Maureen Clappe (UMR Pacte, Université Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble)

Comment la minorité des « mineurs non accompagnés » (MNA) est-elle évaluée par les acteurs de la sélection ? Sur quels critères, quelles justifications et à quel prix ce jugement se paye-t-il ? À partir d’une ethnographie associative multi-située, Noémie Paté s’intéresse aux pratiques institutionnelles de tri et de catégorisation des MNA par les magistrats et les évaluateurs de la minorité. L’ouvrage, issu de sa thèse de doctorat en sociologie, questionne le (non) accès aux droits des mineurs ainsi que les différentes étapes de construction de l’illégitimité du statut de MNA par l’ensemble des acteurs intervenant dans la procédure, pourtant pensée comme protectrice. Il dévoile les inégalités de traitement du dispositif de protection selon les départements et les perceptions des acteurs chargés de le mettre en œuvre. Dans la continuité des travaux portant sur les pratiques de jugement de l’asile[1] et des approches au « guichet »[2], l’autrice montre comment l’accès au statut de MNA résulte de tâtonnements, d’opérations et d’injonctions souvent contradictoires ainsi que d’une « tension constante entre les droits de l’enfant et les politiques de refoulement des personnes migrantes » (p. 263). Minorité en errance plonge dès lors le lecteur dans les coulisses associatives et juridiques de la procédure d’évaluation des MNA tout en offrant une analyse pertinente de la production du jugement et des processus décisionnels qui en découlent.  

Au croisement de la sociologie de l’action publique, de la sociologie du droit et de la justice et des études migratoires, l’ouvrage de Noémie Paté constitue une référence importante dans le domaine de la protection de l’enfance. Sa démonstration est nourrie par une « enquête de l’intérieur » (p. 23) puisque l’autrice a adopté une « double casquette » (p. 25) d’enquêtrice et d’évaluatrice au sein de l’association France terre d’asile pendant plus d’une année. L’immersion de longue durée a rendu possible l’accès aux dossiers, aux rapports d’évaluation, aux discussions formelles et informelles, aux tribunaux de grande instance ainsi qu’à des lieux de mise à l’abri des jeunes en cours d’évaluation. Cette « participation observante » est complétée par une série d’entretiens (n=25) réalisés auprès de juges des enfants, de substituts du procureur, de directeurs de l’aide sociale à l’enfance, de travailleurs sociaux, d’évaluateurs de France terre d’asile et d’avocats en poste dans quatre départements de la région parisienne.

L’ouvrage se structure en trois parties. La première montre comment l’épreuve administrative s’inscrit dans la continuité de l’épreuve migratoire des jeunes confrontés à une « arrivée introuvable » (p. 96). Dans le prolongement d’Angélina Etiemble[3], Noémie Paté construit six idéaux-types pour qualifier les projets migratoires juvéniles : les « exilés », les « échappés » et les « exploités » (p. 43) ne maîtrisent généralement pas leur voyage et sont soumis aux décisions d’autrui ; les « envoyés » et les « aînés » (p. 44) subissent le poids des responsabilités familiales tandis que les « aspirants », qui constituent 46% de la cohorte étudiée, sont en quête d’émancipation et d’élévation sociale. À travers cette typologie, l’autrice rend compte de la complexité des trajectoires afin de nuancer le présupposé selon lequel la migration juvénile serait déterminée par des motifs économiques. Cette première partie montre aussi qu’en dépit de la mise en place d’un protocole visant à standardiser la procédure d’évaluation sur l’ensemble du territoire national, la marge d’interprétation détenue par les agents produit des traductions locales et de fortes inégalités en termes de prise en charge d’un département à l’autre.

La seconde partie constitue selon nous l’apport le plus important à la littérature puisqu’elle révèle les dilemmes, les conflits et les justifications des acteurs engagés dans la procédure d’évaluation. Qu’il s’agisse des magistrats ou des salariés de France terre d’asile, tous et toutes sont pris en tension entre leur engagement personnel et les injonctions institutionnelles de restriction dans l’exercice de leurs missions. Alors que les magistrats se positionnent en « idéologues », en « rigoureux » ou en « pragmatiques » (p. 147-151) dans le traitement des demandes de protection, les évaluateurs de France terre d’asile construisent leur propre partition en adoptant une posture plutôt « sociale », « juridique » ou « enquêtrice » (p. 186-189). Bien que ces idéaux-types nous renseignent sur les registres d’action mobilisés par les acteurs, nous pouvons tout de même regretter le manque de données contextuelles et biographiques. Comment les acteurs apprennent-ils le rôle d’évaluateur ? Quels facteurs déterminent l’engagement dans un pôle plutôt qu’un autre ? L’analyse des dispositions sociales des acteurs combinée à celle du fonctionnement organisationnel de France terre d’asile aurait permis d’affiner la compréhension de leur engagement dans le poste ainsi que les différentes formes de leur pouvoir discrétionnaire.

Enfin, la troisième partie du livre s’intéresse à l’épreuve de la crédibilité narrative à partir d’une analyse microsociologique des critères utilisés par les évaluateurs pour justifier leur décision. Au même titre que les requérants à l’asile ou les demandeurs d’aide d’urgence[4], les MNA doivent se raconter pour bénéficier d’une protection. À partir d’entretiens et d’une « situation type d’un jeune migrant fictif » (p. 207), l’autrice met en évidence cinq registres utilisés par les évaluateurs dans la production du jugement. Elle distingue les justifications « par le droit » (p. 214) ‒ argumentées par des données dites « objectivables » ‒, par la « légitimité comportementale et/ou physique » (p. 219), par le « mérite » (p. 223) ‒ évaluées en fonction des capacités supposées d’intégration des jeunes ‒, par le « besoin » (p. 228) et par la « légitimité narrative » (p. 237) sur ce qui est perçu comme « vraisemblable ».

In fine, l’ouvrage de Noémie Paté décrit minutieusement, à l’aide de nombreux exemples, la procédure d’évaluation des MNA ainsi que les pratiques de tri et de sélection des acteurs du jugement. Il révèle des traitements inégaux et discriminatoires, basés sur la nationalité, le capital social et scolaire, et rendus possibles par la logique du dispositif et la marge d’interprétation détenue par les agents pour qualifier les situations. Issu d’une thèse primée par le prix de thèse du Défenseur des droits en 2019, l’ouvrage ouvre indéniablement des pistes de réflexion importantes sur le gouvernement des administrés et la gestion des jeunes migrants.

[1] Didier Fassin et Carolina Kobelinsky, « Comment on juge l’asile », Revue française de sociologie, 2012, vol. 53, n^o 4, p. 657‑688 ; Estelle D’Halluin-Mabillot, Les épreuves de l’asile. Associations et réfugiés face aux politiques du soupçon, Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2012, 301 p.

[2] Vincent Dubois, La vie au guichet : relation administrative et traitement de la misère, Paris : Économica, 2010, 204 p ; Alexis Spire, « L’asile au guichet. La dépolitisation du droit des étrangers par le travail bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, 2007, vol. 169, n^o 4, p. 4-21.

[3] Angélina Etiemble, Les MIE en France, évaluation quantitative de la population accueillie à l’aide sociale à l’enfance, les termes de l’accueil et de la prise en charge. Étude réalisée pour la Direction de la population et des migrations, Migrations Études, 2002.

[4] Didier Fassin, « La supplique. Stratégies rhétoriques et constructions identitaires dans les demandes d’aide d’urgence », Annales. Histoire, Sciences sociales, 2000, vol. 55, n^o 5, p. 955‑981.