La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel | Lauréline Fontaine
Lauréline Fontaine, La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, préface d’Alain Supiot, Paris : Éditions Amsterdam, 2023, 272 p.
Compte rendu par Bastien François (Université Paris I Panthéon-Sorbonne)
Le propos est critique, très critique même, le ton souvent cruel, mais l’ouvrage n’est pas un pamphlet. C’est l’œuvre d’une professeure de droit qui, méthodiquement, interroge le décalage entre l’image actuelle du Conseil constitutionnel – une juridiction garante de la protection des droits fondamentaux des citoyens et, plus encore, de l’État de droit – et la réalité de son office, en partant de l’idée que « le véritable catéchisme qui s’est construit autour du Conseil constitutionnel depuis les années 1970 […] est un obstacle sérieux » à la compréhension de son fonctionnement et de ses décisions.
« L’anatomie » du Conseil constitutionnel que propose Lauréline Fontaine, on ne s’en étonnera pas, s’attache dans un premier temps, longuement – environ la moitié du livre –, aux caractéristiques des membres de l’institution. Composé de personnalités issues pour la plupart du monde politique (au sens large), nommées par des autorités politiques de manière discrétionnaire, sans condition de formation ou d’expérience, le Conseil constitutionnel est amené à contrôler une législation dont ses membres ont souvent participé à la fabrication, à un titre ou à un autre, durant leur carrière. C’est alors un soupçon permanent, et structurel, qui pèse sur l’impartialité des conseillers constitutionnels, et les règles statutaires destinées à garantir leur indépendance sont ici de peu d’effet, tant il est vrai qu’il « ne sert à rien de préserver l’indépendance du contrôleur vis-à-vis du contrôlé s’il ne l’est pas déjà antérieurement ». Il en va de même des auditions parlementaires préalables à leur nomination depuis la réforme constitutionnelle de 2008, dont Lauréline Fontaine montre combien leur déroulement est proche du « pathétique », exercice mondain sans véritable enjeu. La charge est rude, mais toujours étayée d’exemples et surtout articulée (dans une perspective souvent comparative) à un idéal-type de justice constitutionnelle. C’est là le véritable intérêt du livre. Car il ne s’agit pas simplement ici de dénoncer une situation[1] – d’autres l’ont fait ponctuellement avant elle – mais de comprendre où le bât blesse, à quel moment et de quelle façon la Constitution est « maltraitée » par le Conseil constitutionnel. Si l’autrice ne mâche pas ses mots, fustigeant notamment l’opportunisme politique de l’institution et son légitimisme, c’est toujours en articulant son propos avec la façon qu’ont les conseillers constitutionnels de dire le droit. Car c’est bien là l’enjeu : disent-ils le droit ou font-ils, d’une façon détournée et hypocrite, de la politique ?
Tout cela pourrait sembler déjà connu, mais la force du livre de Lauréline Fontaine tient au fait qu’elle s’intéresse de surcroit, encore une fois de façon très documentée, au travail du Conseil constitutionnel. La seconde partie du livre, la plus perturbante pour le lecteur, propose un diagnostic à la fois très juste et féroce du « climat de pauvreté intellectuelle » dans lequel vit l’institution. La démonstration est implacable, qui s’appuie souvent sur les archives des délibérations (ouvertes après un délai de 25 ans depuis 2008) : très grande faiblesse des discussions juridiques lors du délibéré – il faut dire que les « juges » sont, de façon générale, assez peu qualifiés juridiquement –, vacuité argumentative des décisions, indigence des motivations. Les décisions du Conseil constitutionnel, montre Lauréline Fontaine, « s’apparentent plus […] à des affirmations destinées à éviter la discussion qu’à des principes découlant d’un cheminement approfondi et sérieux à propos de la Constitution et des lois qui sont examinées ». À cela il faut ajouter, et l’autrice a raison d’insister sur ce point, les conditions de travail des conseillers constitutionnels (des délais très brefs pour rendre une décision, l’absence de moyens humains attachés à chaque conseiller) et leur dépendance au secrétaire général du Conseil (et au service juridique de l’institution) [2], mais aussi (sur ce point l’autrice aurait pu être plus prolixe) au secrétariat général du gouvernement (et donc aux intérêts du gouvernement) dans la construction des décisions, même si cela n’explique pas le dilettantisme de certains membres de l’institution (l’absentéisme y est chronique) et un rapport parfois très relâché à la notion de conflit d’intérêt (mais il est vrai que le Conseil répugne à élaborer pour lui-même de véritables règles déontologiques[3]) – nous sommes loin ici de l’image des « sages » véhiculée par les médias.
Dans ces conditions, on comprend que Lauréline Fontaine parle d’une justice constitutionnelle « au rabais ». Au rabais certes, le mot est en réalité assez faible, mais aussi au service de certains car, comme le note l’autrice, si le Conseil est d’une rigueur juridique très relative, il est néanmoins systématiquement pointilleux dans son contrôle des dispositions législatives « constituant un frein ou un encouragement aux échanges économiques ». Tout cela bénéficie à des groupes d’intérêts économiques qui, mobilisant les services de grands cabinets d’avocats et d’universitaires de renom, et usant notamment des « portes étroites » (rebaptisées aujourd’hui « contributions extérieures » et rendues publiques, sans grands effets) qui leur donnent accès à l’institution, trouvent au Conseil constitutionnel des oreilles très attentives pour faire avancer les causes qu’ils défendent, au point que la QPC est devenue aujourd’hui un répertoire d’action important de personnes morales porteuses d’intérêts économiques et, plus encore, un nouveau mode de régulation des intérêts économiques[4].
Reste une énigme, qui apparaît dans la conclusion du livre : le silence quasi unanime de la doctrine devant une telle situation, sa « révérence souvent obséquieuse » devant l’institution. Comment expliquer que ce « public spécialisé [soit] étonnamment peu critique » à l’encontre d’une justice constitutionnelle si éloignée des standards internationaux ? À ces questions essentielles – car elles renvoient au chaînage de légitimité qui réunit le juge au pôle savant de production du droit –, Lauréline Fontaine n’apporte pas de réponses. Il est vrai que, pour cela, il faudrait se livrer à une histoire sociale du droit constitutionnel comme discipline savante[5] (ce qui ne veut pas dire sans débouchés pratiques) en partant de l’invention de la figure du « juge » constitutionnel dans les années 1970 (invention liée aux intérêts propres des constitutionnalistes qui vont trouver là un moyen de conforter leur discipline jusqu’alors considérée comme mineure dans le champ académique du droit, faute notamment d’un juge spécialisé), pour comprendre l’économie des relations (on pourrait parler, un peu brutalement, d’un système de transactions collusives) entre l’institution et tous ceux qui, dans le monde du droit, s’en nourrissent tout en la faisant exister.
« Dire la constitution ce n’est pas faire de la politique, c’est dire ce que la politique peut faire ou ne pas faire » explique Lauréline Fontaine, qui poursuit : « S’il est “politique” par ses effets, le travail du juge constitutionnel doit être à distance du politique ». Il n’est sans doute pas si simple que cela, voire impossible, de ne pas « faire de la politique » lorsque l’on est une juridiction constitutionnelle. Mais au moins peut-on essayer, car l’enjeu, comme le montre bien l’autrice n’est pas que juridique, et la Constitution maltraitée dont nous parle Lauréline Fontaine est l’un des symptômes d’une démocratie maltraitée.
[1] Dont on trouvera une illustration éclairante dans le livre de souvenirs d’un ancien président du Conseil, Jean-Louis Debré, fascinant témoignage des connivences de l’entre-soi politique parsemé, de façon lunaire, de rappels à la nécessité de faire œuvre juridictionnelle (Ce que je ne pouvais pas dire, Robert Laffont, 2016).
[2] On en trouvera de nombreuses illustrations dans Dominique Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010.
[3] Cf. Elina Lemaire, Thomas Perroud (dir.), Le Conseil constitutionnel à l’épreuve de la déontologie et de la transparence, IFJD, 2022.
[4] Cf. Marc Milet, « Groupes d’intérêt et contrôle de constitutionnalité en France depuis 2010 », Titre VII, hors-série, 2020.
[5] Sur le mode de celle proposée par exemple par Guillaume Sacriste sur la IIIe République (La République des constitutionnalistes. Professeurs de droit et légitimation de l’État en France (1870-1914), Presses de Sciences Po, 2011).
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
ds (3 juin 2024). La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel | Lauréline Fontaine. Droit & Société. Consulté le 9 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/11rc0
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[…] recension de Bastien François sur le site de la revue Droit et Société, juin […]