L’Afrique en prisons | Frédéric Le Marcis et Marie Morelle (dir.)

Frédéric Le Marcis et Marie Morelle (dir.), L’Afrique en prisons (préface de Bernard Bolze), Lyon : ENS Éditions, 2022, coll.  « Sociétés, espaces, temps », 322p.

Compte rendu par Marie-Sophie Devresse (UCLouvain, École de criminologie, Centre de Recherche Interdisciplinaire sur la Déviance et la Pénalité [CRID&P])

 Le titre du récent ouvrage dirigé par Frédéric Le Marcis et Marie Morelle, L’Afrique en prisons, interpelle d’emblée. Si le recours au pluriel permet de comprendre qu’il s’agira notamment d’y découvrir le résultat de diverses études carcérales menées dans plusieurs prisons africaines (au Burkina Faso, au Cameroun, en Guinée, en Ethiopie…), la formule interroge cependant. Ce continent souffrirait-il d’une forme d’enfermement lié, précisément, à l’état de ses infrastructures et de ses politiques pénales ? À la lecture, on se rend compte que cette publication collective ne cherche pas à poser la question de cette façon, d’autant plus qu’elle entend rejeter tout différentialisme occidentalo-centré et vise à montrer combien, à l’échelle d’un continent, les situations sont plurielles. Mais l’ouvrage donnera cependant, tout au long de sa lecture, un réel éclairage à propos de l’articulation complexe entre « raisons locales et logiques globales » (p. 14) qui s’opère dans divers établissements pénitentiaires, mais surtout (et c’est là que réside son originalité) au-delà de leurs murs. Le propos ne se limite pas, en effet, à l’étude de la prison et ne traite pas uniquement du présent. Structuré en quatre parties consacrées respectivement à la production de l’ordre carcéral, aux réformes pénitentiaires et normatives, à la notion de justice et à la manière dont la prison marque de son empreinte les expériences singulières et les politiques publiques (coloniales en particulier), ce livre aborde en substance, et avec les apports d’un regard amplement tourné vers l’Histoire, la notion de carcéralité, telle que la géographie critique permet aujourd’hui de la saisir.

La géographie carcérale, dont Marie Morelle est d’ailleurs l’une des représentantes françaises influente, a effectivement conduit à ce que l’on porte à présent un regard nouveau sur la prison, dégagé des effets de fixation spatiale et d’immobilisation qui en saturaient l’étude. Désormais, elle ne s’analyse plus seulement comme un lieu clos, mais s’étudie aussi au regard de l’environnement social, culturel et institutionnel où elle prend place et avec lequel elle n’opère pas forcément de rupture. En ce sens, la carcéralité, envisagée au présent comme au passé, représente un concept plus souple que celui d’enfermement. Un concept qui permet de ne plus ancrer la prison dans un seul espace et convoque, dans une perspective dynamique, une multitude d’approches qui contribuent à en faire éclater les repères traditionnels.

Et c’est bien de cela dont il s’agit dans cette publication à plusieurs voix, particulièrement ouverte à la pluridisciplinarité : juristes, sociologues, géographes, anthropologues, africanistes, philosophes, historiens, militants et acteurs de terrain apportent chacun un regard pointu et habité sur plusieurs problématiques dont le dénominateur commun n’est pas tant de se situer en Afrique que d’interroger les liens étranges unissant « les institutions qui structurent les trajectoires pénales » (p. 13) au-delà des limites qu’elles entendent généralement tracer. A cet égard, les apports de l’anthropologie sociale, telle que pratiquée depuis longtemps par Frédéric Le Marcis, apparaissent essentiels pour donner sens aux systèmes punitifs et à leurs prolongements, étudiés dans les textes rassemblés dans cet opus. Il s’agit alors, au départ de l’analyse de diverses pratiques resituées dans leur contexte socio-historique, de mettre en lumière la pluralité des usages socio-politiques du système punitif.

Mais que dire de la dimension « africaine » du livre, sachant que tous les contributeurs ne sont pas des natifs et que beaucoup doivent leur excellente connaissance du terrain à leur métier de chercheur ? Comment interpréter le projet de centrer, sur le continent africain, une réflexion transversale sur le système pénal ? M. Morelle et F. Le Marcis l’indiquent en introduction : si certaines contributions s’inscrivent dans la tradition d’une ethnographie située en Afrique, il est surtout proposé de réfléchir non pas seulement sur l’Afrique, mais au départ de celle-ci, en replaçant cette réflexion dans un débat globalisé qui traverse les océans. C’est ce qui conduit les quinze auteurs et autrices à se saisir de sujets aussi fondamentaux que l’instrumentalisation de l’incarcération à des fins politiques, la définition du légal, du juste, de l’injuste et du légitime, la structuration des rapports de pouvoir (notamment dans le contexte colonial), pour n’en citer que quelques-uns. Dans cette perspective, on retiendra surtout que la question carcérale et ses à-côtés ne représentent pas, dans ce livre, le prétexte à une réflexion sur l’Afrique. Il s’agit plutôt, à l’opposé, d’envisager diverses études à propos du terrain africain comme révélatrices de rationalités coercitives, punitives ou autres qui, ancrées dans des dynamiques de pouvoir dont aucun pays ni continent n’a le monopole, transcendent allègrement territoires et frontières.

Sans doute est-ce la raison pour laquelle les deux directeurs de l’ouvrage ont choisi de le clôturer par une réflexion relative à l’éthique du chercheur, lorsqu’il ou elle est aux prises avec la carcéralité, domaine d’une rare dureté qui impose « d’inscrire son travail au sein de rapports de pouvoirs et d’identifier les limites à poser à son projet de connaissance » (p. 297). Lorsqu’elles sont à ce point violentes, sortir indemne de ces expériences de recherche, mais aussi, pour nous, les découvrir, nécessite effectivement une prise de distance qu’un appel à l’éthique permet de soutenir. Bernard Bolze, militant de longue date de la condition carcérale et auteur de la préface, nous met d’ailleurs en garde. Au-delà de la découverte d’un travail engagé en terrain difficile, en lisant ce livre, nous prenons un risque réel, celui de la sidération.