Les impensés du droit administratif. Hommage à Jacques Caillosse | Christophe Pierucci (dir.)

Christophe Pierucci (dir.), Les impensés du droit administratif. Hommage à Jacques Caillosse, Paris : LGDJ-Lextenso, 2022, coll. « Droit et Société – Recherches et travaux », 212 p.

Compte rendu par Jean-Charles Froment (Ministère de la Justice et Cerdap2, Sciences Po Grenoble-Université Grenoble Alpes)

L’ouvrage dont il est ici question est plus qu’un simple recueil de contributions dédiées à la question des impensés du droit administratif. Il est d’abord et avant tout le support d’un hommage rendu à l’une des pensées les plus marquantes et singulières de la doctrine du droit administratif de ces dernières années, à savoir celle du professeur Jacques Caillosse. Conçu notamment à partir des interventions proposées lors d’une journée d’étude organisée par l’IJPS et le CERSA, le choix de structurer cet ouvrage autour de la notion des impensés du droit n’a rien d’un hasard. Il renvoie à deux des préoccupations récurrentes qui ont guidé les analyses de Jacques Caillosse, à savoir d’une part celle d’interroger les rationalités qui surdéterminent les processus d’élaboration et de mutation du droit administratif et, d’autre part, celle d’identifier les angles morts, conscients ou inconscients, de la doctrine traitant de ce droit. En fait, les impensés dont il est ici question sont clairement identifiables : d’une part, celui de la surdétermination économique du droit administratif ; d’autre part, celui d’une insuffisance – voire d’une absence – de prise en compte par la doctrine de la question de l’État lorsqu’elle s’attache à penser le droit administratif. C’est à partir de ces questionnements que Christophe Pierucci a organisé cet ouvrage en prenant comme fil conducteur le concept de « territoire », lequel a toujours constitué un objet central des analyses de Jacques Caillosse depuis sa thèse. À cet effet, il est structuré autour de deux parties. La première, intitulée « Les territoires impensés du droit administratif », réunit cinq contributions : « Les fins et les moyens » (Benoît Plessix) ; « Le Conseil d’État hors le Conseil d’État » (Pascale Gonod) ; « La surdétermination économique du droit administratif » (Jacques Chevallier) ; « Quel droit administratif Jacques Caillosse fait-il entendre ? » (Grégoire Bigot) et « L’État comme impensé du droit administratif. Quelques notations sur le ‘ grand écart ‘ accompli par Jacques Caillosse entre Legendre et Bourdieu » (Olivier Beaud). La seconde partie du livre, intitulée « Les impensés du droit administratif des territoires », en comprend quatre : « Les ratés de l’aménagement des territoires » (Agathe Van Lang) ; « Intercommunalités et fractures des territoires » (Olivia Bui-Xuan) ; « Paris, un impensé du droit administratif des territoires ? » (Jeanne Chauvel et Olivier Renaudie) et « L’imaginaire des territoires, les territoires de l’imaginaire » (Laurence Lemouzy).

Au-delà de cette structuration traditionnelle, ce sont en fait trois types de contributions différentes que l’on peut lire dans cet ouvrage et que Jacques Caillosse réunit en réalité. Les premières se saisissent d’objets ayant constitué ses centres d’intérêt traditionnels. Ce sont pour l’essentiel celles qui portent sur des questions liées à l’analyse des processus de décentralisation et d’aménagement du territoire ; les secondes sont celles qui appliquent à leur objet une grille de lecture qu’il n’aurait pas reniée. En relèvent par exemple les analyses de Benoît Plessix ou encore de Pascale Gonod ; les dernières, enfin, engagent directement un dialogue scientifique avec lui en l’interpellant sur ces hypothèses et références d’analyse. Dans le compte rendu d’un ouvrage classique, il conviendrait sans doute de s’arrêter sur l’ensemble de ces analyses. Mais, en la circonstance, il nous semble plus approprié de nous arrêter uniquement sur les dernières citées, à la fois parce qu’elles sont celles qui rendent le mieux compte de la richesse et de la spécificité de la pensée de Jacques Caillosse et parce qu’elles ont le mérite d’engager un échange scientifique stimulant avec lui, ce qui est la meilleure façon de traduire l’intérêt profond porté à ses travaux.

Trois contributions retiennent plus spécifiquement l’attention à cet effet : celles de Grégoire Bigot, de Jacques Chevallier et d’Olivier Beaud. Toutes les trois débouchent sur des questionnements s’adressant directement à Jacques Caillosse et que l’on peut schématiquement retranscrire ainsi. Reprenant d’abord l’analyse par ce dernier du droit administratif comme un récit qui raconte l’État, non pas l’État tel qu’il est mais bien l’État auquel on voudrait nous faire croire, Grégoire Bigot pose la question de savoir si finalement ce droit ne nous raconte pas des « histoires à dormir debout ». Mais, ce faisant, si ce récit nous livre une vision a minima déformée de l’État, ne peut-on pas, à l’instar de la dénonciation par Foucault de la vision juridico-discursive du pouvoir, considérer qu’il y a un piège à vouloir penser l’État à partir du droit quand celui-ci cherche précisément à nous en détourner ? Jacques Chevallier, quant à lui, revient ensuite sur les travaux de Jacques Caillosse qui mettent en évidence la façon dont les dynamiques économiques ont saisi le droit administratif, notamment à partir les années 1970-1980, pour le transformer en un droit de l’action publique de plus en plus soumis aux logiques du néo-libéralisme et du managérialisme. Mais il finit par se demander en quoi la mise en évidence de cette surdétermination économique du droit administratif diffère d’une analyse de type marxiste du droit, considérant que ce dernier est directement déterminé par les caractéristiques des rapports de production à un moment donné dans une société donnée. Olivier Beaud, enfin, revient sur la mobilisation récurrente par Jacques Caillosse de deux figures majeures de la pensée du XXème siècle, celles de l’historien Pierre Legendre et du sociologue Pierre Bourdieu. Il ouvre une interrogation sur la pertinence de ces références en montrant d’une part l’incompatibilité de la mobilisation conjointe de deux auteurs s’excluant et/ou s’ignorant l’un l’autre et, d’autre part, la légitimité contestable d’un recours à une pensée juridique de Bourdieu dont il identifie les nombreuses limites.

Trois questionnements particulièrement stimulants, et un ouvrage énonçant d’emblée une belle promesse, celle d’une contribution conclusive de Jacques Caillosse dont on pouvait imaginer qu’elle allait permettre à ce dernier de répondre à ces trois interpellations scientifiques. Mais la conclusion tant attendue  –  « Ce que ‘faire du droit administratif’ nous apprend sur le droit  (Notes pour ne pas conclure) » – ne tient pas cette promesse. Non pas parce que Jacques Caillosse refuse le débat – ce qui ne lui aurait absolument pas ressemblé – mais simplement parce que, comme il l’explique dans une note ouvrant sa conclusion, la commande qui lui avait été initialement faite portait sur un autre objet. A contrario, celle-ci reprend certaines interrogations structurantes de sa pensée sur les caractéristiques et les transformations du droit administratif : le poids considérable de la doctrine dans la construction de ce droit comme un récit qui esquive la question de l’État  ; l’interpénétration grandissante des logiques du droit privé et du droit public contribuant à en dévoiler son arraisonnement par les logiques économiques ; la dimension fondamentalement politique du droit administratif, en s’appuyant notamment sur les travaux de Legendre et de Bourdieu. De ce point de vue, cette contribution aurait donc pu moins intervenir comme une conclusion que comme une ouverture à l’ouvrage. Raison de plus pour prendre au sérieux l’avertissement de Jacques Caillosse de ne surtout pas conclure, non seulement pour laisser le débat ouvert mais aussi, espérons-le, pour nous réserver de prochains nouveaux écrits qui lui permettront de poursuivre l’échange scientifique ici esquissé.

Pour terminer ce voyage dans la pensée de Jacques Caillosse, Karl-Henri-Voizard nous invite, à l’occasion d’une postface, à une promenade en sa compagnie implicite dans trois jardins oniriques (jardin géométrique, jardin impressionniste et jardin mental). Cette postface est aussi l’occasion de saluer l’enseignant qui a su accompagner de nombreux étudiants et doctorants dans une découverte passionnée du droit administratif en leur permettant d’en saisir l’épaisseur sociétale, loin des cloisonnements disciplinaires traditionnels qui en appauvrissent autant la connaissance. L’étudiant de Jacques Caillosse, que j’ai moi-même été, plusieurs années durant, lui en sera toujours reconnaissant. Il aura fondamentalement contribué, pour moi comme pour tant d’autres, à nourrir une passion du droit public ne concédant jamais aucune place à une pensée le réduisant à une simple vision techniciste.