The Limits of Private Governance. Norms and Rules in a Mediterranean Fishery  | Florian Grisel

Florian Grisel, The Limits of Private Governance. Norms and Rules in a Mediterranean Fishery, Oxford, UK: Hart Publishing Ltd, 2021, 192 p.

Compte rendu par Thomas Perroud (Université Panthéon-Assas (CERSA), Humboldt Fellow (Experienced Researcher) à l’Université Humboldt à Berlin, Centre Marc Bloch)

 L’objet de cette recherche est une institution tout à fait singulière pour un pays qui s’enorgueillit de sa tradition administrative : la Prud’homie des pêcheurs de Marseille, mise en place au début du XVe siècle (le 13 octobre 1431 exactement) pour régler certains litiges sur la répartition de la ressource en poissons. Il s’agit donc d’une institution privée, corporative, chargée d’une mission de nature juridictionnelle : régler les litiges entre les pêcheurs. C’est une technique spécifique de pêche (appelée senche) qui a suscité des conflits et l’on découvre tout au long de l’ouvrage à quel point l’évolution technologique a profondément bouleversé l’organisation des pêcheurs, mis en tension la Prud’homie et la gestion de la ressource. Le fonctionnement de l’institution est démocratique puisque les membres chargés de la résolution des litiges sont élus par leurs pairs. Ils sont au départ au nombre de quatre. La raison qui explique la mise en place de cette institution est le problème essentiel de toute la littérature sur les communs, le freeriding (passager clandestin), c’est-à-dire le choix par un acteur d’une stratégie non coopérative pour accroître son profit personnel au détriment du groupe et de la ressource. Cette explication n’est pas suffisante pour l’auteur. Le besoin de créer une institution tient aussi à la complexité, à la trop grande ouverture et imprécision des normes sociales de la communauté des pêcheurs et, notamment, aux impératifs d’égalité et de préservation de la ressource. Le caractère de ces normes de pêche rendait complexe la solution concrète des conflits entre les pêcheurs et a donc entraîné la création d’une institution chargée de les régler.

Pour comprendre la question— pourquoi une institution de contrôle (la Prud’homie) a-t-elle été nécessaire ? —, il faut d’abord situer le champ de recherche dans lequel s’inscrit Florian Grisel. Les recherches sur les communs et, plus généralement, sur les modes privés de coordination des acteurs (depuis les travaux de Coase) ont multiplié les études montrant comment certains groupes parviennent à s’autoréguler. L’étude la plus connue dans cette veine est celle de Robert Ellickson (Order without Law: How Neighbors Settle Disputes)[1], publiée au début des années quatre-vingt-dix. Si l’on devait placer sur une échelle l’ensemble de ces études, celle d’Ellickson serait la plus radicale puisqu’il s’agit d’un cas dans lequel le groupe se passe d’institution, alors que, dans les études sur les communs — par exemple chez Ostrom — l’existence d’une communauté de contrôle est essentielle, justement pour éviter le freeriding — le degré d’institutionnalisation y est donc supérieur. Les pêcheurs marseillais ne sont donc pas parvenus à s’entendre comme les ranchers de Shasta County décrits par Ellickson, et Florian Grisel explique ce cas de façon très fine dans cette étude longitudinale. Tout au long de son histoire, la communauté et son institution ont été mises en tension par les avancées technologiques, l’arrivée de la madrague par exemple, ou du bateau à vapeur. Les formidables gains de productivité générés par ces innovations ont profondément éprouvé la communauté et la ressource. L’étude met aussi en évidence la difficulté du groupe à résoudre le freeriding, notamment avec l’arrivée des pêcheurs catalans. Cet épisode illustre le propos d’Ostrom : un commun ne peut fonctionner qu’avec une clôture. C’est pourquoi, comme le dit Carol Rose, pour les tiers, le commun ostromien ne présente pas de différence avec une propriété privée, ce sont « des communs de l’intérieur, mais des propriétés de l’extérieur »[2]. Tout l’enjeu est donc bien de parvenir à mettre en place cette clôture.

A cet égard, le chapitre de l’ouvrage de Florian Grisel sur les relations entre l’État et la Prud’homie est particulièrement intéressant. Pour Ostrom, les règles des communautés doivent pouvoir recevoir un minimum de reconnaissance étatique. Sans cette reconnaissance, l’effectivité des règles pourrait être amoindrie. Or, la Prud’homie a tenté de s’attacher les faveurs du pouvoir par un lobbying actif et même aux moments délicats de l’histoire de France. Alors que la Révolution française, par le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier, avait montré son opposition aux arrangements corporatistes, la Prud’homie a su se présenter devant l’Assemblée nationale comme une justice populaire et être reconnue. Depuis le XVIe siècle, la juridiction de la Prud’homie cohabite avec l’État et ce dernier fut essentiel dans l’affermissement des pouvoirs de l’institution et dans la résolution des problèmes de freeriding. Par exemple, l’auteur narre un épisode au cours duquel la Prud’homie décida de mettre en place une taxe sur les pêcheurs et tenta de l’imposer aux pêcheurs catalans. Un contentieux s’ensuivit auprès des tribunaux, qui aboutit à un arrêt du Conseil d’État du 16 mai 1738 reconnaissant la compétence de la Prud’homie et son « droit de connaître seuls, dans l’étendue des mers de Marseille, de la police de la pêche, et de juger souverainement, sans forme ni figure de procès et sans écritures ni appeler avocats ou procureurs, les contraventions à ladite police, par quelques pêcheurs, soit français ou étrangers, fréquentant lesdites mers, qu’elles soient commises et tous les différends qui peuvent naître à l’occasion de ladite profession entre pêcheurs ». Cet arrêt manifeste de façon très claire la façon dont l’État d’Ancien Régime a volontiers délégué des activités régaliennes à des institutions corporatives ou à des personnes privées (la perception des impôts par exemple). Le droit administratif moderne a reconnu aussi ce type d’institutions, comme les ordres professionnels, mais en encadrant leurs pouvoirs. Il ne serait plus acceptable aujourd’hui qu’une institution, fût-elle privée, ne respecte pas les principes élémentaires du droit processuel. En même temps, l’appui de l’État permet de résoudre un problème concret de freeriding en remettant les pêcheurs étrangers dans son orbite. Les pouvoirs juridictionnels de la Prud’homie ont été encore reconnus par le Conseil d’État dans un avis de 1962.

La documentation mobilisée par l’auteur est impressionnante puisque l’étude se déploie sur l’ensemble de cette période – huit siècles – à partir des archives de la Prud’homie et des institutions qui ont eu une influence sur sa mission ainsi que des entretiens menés avec les acteurs. Aujourd’hui, cette institution est moribonde. Elle persiste toujours et les pêcheurs résistent à toute tentative de suppression, mais son rôle est inexistant. Le marché de la pêche est désormais régulé à l’échelle européenne et les quotas sont attribués dans des instances beaucoup plus larges. C’est l’étape européenne qui a eu raison de la Prud’homie, sans retour possible.

La thèse de Florian Grisel est parfaitement convaincante. La relation entre l’État et l’institution privée qu’est la Prud’homie est ambiguë. La Prud’homie a besoin de l’État pour assurer l’efficacité de ses normes, mais en même temps l’État risque de l’anéantir. Tant que le cadre est resté français, elle a réussi à se maintenir, mais lorsque ce cadre a explosé, son destin était scellé. Ce livre constitue donc un apport certain à la littérature sur les communs et sur les institutions privées de gouvernance. Il est aussi essentiel pour comprendre le débat sur les mérites du recours aux institutions privées dans l’action publique. Le livre montre bien que ce recours ne date pas des années quatre-vingt. L’État s’est toujours appuyé sur des institutions privées. Il est d’ailleurs paradoxal que ce soit l’ère néolibérale qui sonne le glas de ce type d’organisme. Cette forme de justice privée fut reconnue par l’État et acceptée par la communauté. Évidemment, attribuer à un organisme privé le pouvoir de percevoir des taxes peut sembler aujourd’hui à la limite de la légalité, mais n’est-ce pas ce que fait la SACEM ? De même, le secteur de la publicité est aujourd’hui régulé par les membres du secteur eux-mêmes (par l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité).

L’étude de Florian Grisel permet donc de comprendre l’intérêt et les limites de ce type d’outil dans l’action publique. L’État ne peut se décharger de ses fonctions et notamment de sa fonction juridictionnelle sur une institution privée que lorsqu’il s’agit de mettre en place des relations égalitaires entre les membres de la communauté. La complexité de la tâche de la Prud’homie tient à cet objectif central. Or, avec la fin de cette institution, c’est aussi une certaine forme de relation guidée par l’égalité qui prend fin dans cette profession. On ne peut s’empêcher de penser à la conclusion de l’ouvrage de Robert Ellickson dans Order Without Law : « Les lois dont l’effet est de distribuer le pouvoir de manière plus large et plus égale sont susceptibles de conforter les systèmes de contrôle informels. Par exemple, lorsque les législateurs parviennent à égaliser le pouvoir dans des relations telles que propriétaire-locataire et mari-femme, ils permettent aux personnes concernées de résoudre plus facilement les problèmes de manière informelle. À l’inverse, les législateurs devraient éviter les mesures telles que la législation sur le contrôle des loyers et les doctrines juridiques qui traitent les femmes comme des êtres subordonnés aux maris : ces lois sapent les symétries de pouvoir et on peut prédire qu’elles conduisent à plus de méchanceté dans les relations. Ce dernier point peut être généralisé : les législateurs qui n’apprécient pas des conditions sociales favorisant la coopération informelle sont susceptibles de créer un monde dans lequel il y a à la fois plus de lois et moins d’ordre », et l’on pourrait rajouter moins d’égalité…

 

[1] Robert C. Ellickson, Order without Law: How Neighbors Settle Disputes, Harvard University Press, 1994.

[2] “I have described these community-based common property regimes, they are commons on the inside, but property on the outside”: C. M. Rose, “The Several Futures of Property: Of Cyberspace and Folk Tales, Emission Trades and Ecosystems”, Minnesota Law Review, 83, 1998, p. 129–182.


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