Le Droit, la liberté et la morale, suivi de La Moralité du droit pénal | Herbert L. A. Hart

 Herbert L. A. Hart, Le Droit, la liberté et la morale, suivi de La Moralité du droit pénal, édition de Gregory Bligh, Paris : Classiques Garnier, 2021, coll. « Bibliothèque de la pensée juridique », 320 p.

Compte rendu par Anna C. Zielinska (Université de Lorraine, Archives Henri Poincaré)

Le positivisme juridique a probablement atteint sa forme la plus élégante avec Hans Kelsen. Mais, en philosophie du droit et en philosophie en général, l’élégance constitue souvent un problème plutôt qu’une solution. Ainsi le britannique Herbert L. A. Hart (1907-1992) a résisté à ce positivisme systémique de Kelsen, en considérant son idée de l’unité du droit comme une chimère. Comment penser donc le droit de façon entièrement positive sans pourtant espérer y trouver un système formel cohérent et complet sur lequel on pourrait s’appuyer ?

H. L. A. Hart est avant tout connu pour une série de réflexions sur le positivisme juridique et sur la nature du droit, et des droits. Son oeuvre est connue du lectorat francophone à travers la traduction de son Concept de droit, dont les deux éditions (1961 et 1994) sont aujourd’hui disponibles en français. L’intéressent ensuite les questions de la responsabilité, de la peine et de la causalité. Enfin, il y a la philosophie politique de Hart, qui est bien moins connue et qui, pourtant, ne semble pas dissociable de sa philosophie juridique. Le volume composé par Gregory Bligh, qui traduit et commente des textes politiques de Hart, permet de mieux comprendre ce dernier aspect de l’œuvre du philosophe britannique. L’intérêt du livre ne réside toutefois pas uniquement dans un travail d’exégèse (qui est en soi précieux), mais aussi dans la façon de lui redonner une pertinence philosophique immédiate, notamment dans son libéralisme non naturaliste.

Le temps de la « mort de l’auteur » est révolu, même en philosophie analytique du droit. Gregory Bligh permet donc ici de voir un autre Hart, celui qui fut, de son vivant, un personnage majeur dans le débat public au Royaume-Uni. On y voit aussi un héritier critique de Jeremy Bentham, avec lequel il sembla entretenir un dialogue tout au long de sa vie, notamment au sujet du droit pénal et de la liberté. Représentant d’un positivisme dit « modéré », Hart reconnaissait la complexité des liens et des incompatibilités entre le positivisme et le naturalisme juridiques, étant donné la multiplicité de liens entre le droit et la moralité postulés par les théoriciens du droit naturel[1]. Il ne suffit pas d’énoncer la séparation entre le droit et la morale, car ces relations sont trop complexes : « Il existe de nombreux types de relations différentes entre droit et morale, et l’examen de la relation qui existerait entre ces phénomènes ne présente aucun intérêt »[2].

Le Droit, la liberté et la morale est au départ une série de conférences prononcées par Hart en 1962 à l’Université de Stanford et publiées en 1963, puis reprises dans une nouvelle édition préfacée par l’auteur en 1981. C’est cette dernière qui est traduite ici. Le livre contient aussi les textes de deux conférences données en 1964 à l’Université hébraïque de Jérusalem, publiés en 1965 dans le volume The Morality of the Criminal Law.

Le débat avec Lord Devlin. Le Droit, la liberté et la morale est une chronique d’un débat célèbre entre le philosophe britannique et Patrick Devlin, juge à la Cour suprême, qui eut lieu dans le contexte des discussions sur la dépénalisation de l’homosexualité au Royaume-Uni. En 1957, est publié le rapport du « Comité sur les délits homosexuels et la prostitution » (Rapport Wolfenden), visant à reconsidérer la question de la pénalisation des actes homosexuels, étant donné l’augmentation récente des condamnations pour ce type d’actes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le rapport préconisait la décriminalisation des activités homosexuelles entre adultes consentants au Royaume-Uni, en notant que le droit pénal ne devrait pas intervenir dans la sphère privée. Selon les auteurs, il était là pour protéger le citoyen de « ce qui est offensant ou préjudiciable, (…) et à fournir des garanties suffisantes contre l’exploitation et la corruption, en particulier pour ceux qui sont vulnérables » (§ 13).  

En 1959, Lord Devlin prononça une conférence en réponse à ce rapport. Devlin l’avait lu de façon critique, en insistant sur l’idée que le texte définirait mal les relations entre le droit et la morale. Il a alors souhaité en conséquence examiner « le lien entre le crime et le péché », ainsi que la manière dont « le droit pénal anglais devrait se préoccuper du respect de la morale »[3]. Il conclut ses réflexions en soulignant que la société a besoin d’éléments normatifs pré-juridiques communs, dont l’existence est maintenue par l’enseignement de la doctrine et par l’application de la loi. Puisqu’il s’agit d’une nécessité sociale, il est impossible de la réduire à la vie privée, contrairement à la revendication du Rapport Wolfenden. Et puisque jusqu’à présent la religion chrétienne était, au Royaume-Uni, la seule à savoir enseigner la morale à l’échelle sociale, elle s’imposait donc de ce fait comme la source principale de ce qu’il fallait faire. Ce n’est pas sa vérité qui compte ici, pour Devlin, mais son fonctionnement comme régulateur social.

Le texte de Devlin, republié quelques années plus tard avec une préface montrant qu’il ne s’agissait pas uniquement d’une discussion juridico-sociale mais bel et bien d’une croisade contre l’homosexualité[4], a conduit Hart à publier plusieurs écrits sur les liens entre droit et morale, sur la prétendue stabilité de la morale sociale et enfin sur la morale et la liberté. Certains sont publiés dans le présent volume.

Ce que Hart reproche à Devlin, c’est de prendre la morale pour un fait naturel ou spontané (position courante chez les conservateurs britanniques), et en conséquence nécessaire. Dans un ouvrage récent, Nicolas Nayfeld qualifie l’approche pseudo-pragmatiste de Devlin d’« utilitarisme de chambre » (armchair utilitarianism), qui ne cherche pas à appuyer ses thèses sur des véritables données[5]. Pour Hart, Devlin n’a pas prouvé que « la préservation d’une société requiert la mise en œuvre de sa morale “en tant que telle” » (p. 85). La morale, au sein de la société, est (ou devrait être) constamment soumise à la critique.

Le volume contient également la traduction de deux textes de Hart consacrés à la « moralité du droit pénal » : les conférences « Évolution des conceptions de la responsabilité » (Changing Conceptions of Responsibility) et « La mise en œuvre de la morale » (The Enforcement of Morality).

Le texte sur l’évolution des conceptions de la responsabilité pose la question de la justice de la peine dans le contexte où l’agent souffre d’une maladie mentale ou d’un trouble de la personnalité. Quand le droit anglais évoquait la nécessaire présence d’un acte de volonté pour attribuer la responsabilité, il le faisait pour exclure surtout des mouvements corporels automatiques ou le somnambulisme. Les juristes du xix^e siècle ne pensaient pas, en insistant sur le caractère volontaire de l’acte, à la maladie mentale. Ce qui intéresse Hart ici est l’idée de mens rea (esprit coupable) des juristes de la tradition anglo-américaine, utilisée pour qualifier les éléments subjectifs nécessaires de l’acte. La doctrine de mens rea a été considérée par les juristes libéraux comme la marque d’un « système juridique civilisé ». Pourtant, Hart rappelle que l’on peut tout à fait envisager, comme l’a fait notamment O. Holmes dans The Common Law, qu’il existe des crimes commis sans intention, mais où la responsabilité est « objective ». La jurisprudence est remplie de décisions qui n’accordent pas, en pratique, d’importance aussi cruciale à cette notion que semblent le penser certains théoriciens. Les considérations sur ces questions exigent par ailleurs de clarifier la notion de peine et ses motivations sociales, politiques et juridiques, rappelle l’auteur.

L’essai sur « La mise en œuvre de la morale » commence par une phrase vouée à devenir culte : « On dit parfois que les Anglais n’ont pas de philosophie du droit. Je ne pense pas pour ma part que cela soit vrai » (p. 117). Hart montre effectivement que les philosophes britanniques travaillaient bel et bien sur le droit, tout en étant régulièrement confrontés à la philosophie de juges anglais plutôt conservateurs. Leurs discours réformistes – ceux de Jeremy Bentham ou de John Stuart Mill – rencontraient l’obstacle du statu quo juridique. Le conservatisme de Devlin aurait des antécédents bien connus.

Car selon Hart, ce débat avait déjà eu lieu entre James Fitzjames Stephen et John Stuart Mill. Le premier étend, tout comme le fait Lord Devlin, la portée du droit pénal au-delà « des limites qui lui ont été imposées par Mill, en particulier à l’utiliser pour appliquer le code moral de la société » (p. 119). Devlin ajoute à ce débat la thèse, plutôt sociale, selon laquelle la morale sociale, « quelque erronée qu’elle puisse être selon les canons d’une philosophie universaliste comme l’utilitarisme, constitue néanmoins le ciment de la société » (p. 123). Mais cette volonté de donner autant d’importance, dans le droit pénal, à la question du « sentiment public » contient un élément de populisme, prévient Hart (p. 139). Il reconnaît toutefois – son positivisme modéré y est alors frappant – que la façon dont le droit fonctionne et devrait fonctionner peut varier selon les contingences sociologiques : « Ce qui semble être du droit raisonnable pour Piccadilly peut ne pas l’être pour Mea Sharim » (p. 140), ajoute-t-il, en opposant un quartier central de Londres à un quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem.

Essai sur la philosophie de Hart. À une traduction attentive et judicieuse dans les choix de termes, Gregory Bligh ajoute une préface et un essai personnel intitulé « Libéralisme sans les droits naturels. La philosophie politique de H.L.A. Hart ». Bligh développe ici une dimension moins connue de l’auteur, celle qui concerne donc les questions politiques : l’ouvrage Le Droit, la liberté et la morale » n’est pas seulement une critique du moralisme juridique, mais constitue l’amorce d’une réflexion critique à long terme du principe de non-nuisance de Mill » (p. 154). Le texte explore ce qui se trouve « au carrefour du libéralisme et de l’utilitarisme » (p. 145), en montrant la particularité typiquement anglaise de la philosophie de l’auteur, malgré l’influence d’Alf Ross et de Hans Kelsen.

On y trouve notamment une présentation des enjeux et parfois des paradoxes de la philosophie de Hart, notamment en ce qui concerne sa position vis-à-vis des droits moraux naturels qu’il semblait défendre au début de sa carrière[6]. C’est cette question des droits moraux qui guide Gregory Bligh dans son analyse du libéralisme, et il cherche à « articuler le positivisme hartien avec son rejet radical de la philosophie des droits naturels » (p. 162). À travers une lecture érudite, Bligh montre la grande cohérence de l’œuvre de Hart, en signalant toutefois qu’il ne s’agit pas pour lui de défendre l’auteur – mais plutôt de donner aux lectrices et lecteurs des éléments permettant de se l’approprier de façon plus éclairée. Cette modestie justifie sans doute la publication de ces 135 pages dans le même volume que le texte de l’auteur du Droit, la liberté et la morale, et non pas comme un texte distinct.

Peut-être cette modestie conduit aussi Gregory Bligh  à ne pas entamer une lecture conceptuelle critique de Hart, en restant très proche des écrits de ce dernier. Or, une vue plus large permettrait de comprendre plus rapidement l’objectif philosophique de cette partie du volume : s’agit-t-il d’un essai nouveau sur un libéralisme particulier de Hart dont la pertinence contemporaine n’a pas été perçue jusqu’à présent ? Ou s’agit-il plutôt de relire à nouveaux frais les débats issus du travail de Hart sur les droits naturels ? Les deux éléments sont parfaitement compatibles, et leur articulation devient plus claire dans la suite de l’essai. On y retrouve alors un fil conducteur très intéressant : l’étude de la possibilité, pour un positiviste, de « s’inscrire dans une perspective critique en tant que juriste » (p. 170), contre les critiques stipulant un conservatisme intrinsèque du positivisme juridique.

Le positivisme critique de Hart semble offrir ici un point de départ qui permet d’allier ses questionnements juridiques et politiques. Son libéralisme peut être compris comme celui qui s’érige contre le libéralisme de la simple tolérance, mais de la protection du pluralisme. Il rejoint quelques intuitions de Judith Shklar, pour qui le pluralisme doit être traité comme une réalité sociale dont les théories politiques ne peuvent pas se passer aujourd’hui. Non pas un obstacle à une vie politique sereine, mais quelque chose « qui devrait réjouir » tout libéral[7].

 

[1] Matthew H. Kramer, H. L. A. Hart, Cambridge (UK) ;  Medford (Mass.): Polity, 2018, p. 149.

[2] H. L. A. Hart, Le concept de droit, Bruxelles : Facultés Universitaires Saint-Louis, 2005, trad. de Michel van de Kerchove, p. 203.

[3] Patrick Devlin, The Enforcement of Morals. Maccabaean lecture in jurisprudence of the British Academy, 1959, vol. XLV, Oxford: Oxford University Press, for the British Acad, coll. « Proceedings of the British Academy », 1960.

[4] Patrick Baron Devlin, The Enforcement of Morals, Oxford: Oxford University Press, 1965, p. V.

[5] Nicolas Nayfeld, Moral Pluralism and the Complexity of Punishment, Abingdon, Oxon ; New York, NY: Routledge, 2023, p. 78.

[6] H. L. A. Hart, « Are There Any Natural Rights? », The Philosophical Review, vol. 64, n° 1, 1955.

[7] Judith N. Shklar, Legalism: Law, Morals, and Political Trials, Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1964, p. 5.

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