La justice sociale dans l’Union européenne. Citoyenneté et droits au-delà de l’État | Mathilde Unger

Mathilde Unger, La justice sociale dans l’Union européenne. Citoyenneté et droits au-delà de l’État, préface de L. Azoulai et D. Ritleng, Paris : Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de la pensée juridique », 2022, 308 p.

 Compte rendu par Daniel Dumont (Université libre de Bruxelles – Centre de droit public et social)

 L’ouvrage recensé est issu d’une thèse de doctorat en philosophie politique réalisée à la Sorbonne. Son autrice, Mathilde Unger, enseigne aujourd’hui le droit européen et la philosophie du droit à l’Université de Strasbourg. Voilà qui amène ses préfaciers à nous introduire « une philosophe-juriste au secours de l’Europe ». Alimenté par un double bagage disciplinaire, le projet de Mathilde Unger est de renouveler le regard critique sur le choc que donne à voir la construction européenne, entre l’horizon normatif de la justice sociale et la persistance du fait des frontières nationales, ou entre l’exigence éthico-politique de la redistribution et les réalisations limitées des institutions européennes.

Mathilde Unger part du constat que la galaxie des théories de la justice post-Rawls appliquées à l’Union européenne mésestime souvent la dimension politique de la justice sociale. En effet, elles tendent à jauger le caractère juste ou injuste de la distribution des ressources au sein de l’espace européen au regard de différentes métriques, sans se préoccuper des mécanismes délibératifs dont cette distribution procède. Et l’autrice de rappeler que, dans le cadre des États-providence nationaux, la résolution de la question sociale, au siècle dernier, est passée par des combats et des votes, auxquels ont activement pris part les destinataires eux-mêmes des systèmes de solidarité alors en cours d’édification. Comment reprendre l’objectif de l’endiguement des inégalités entre citoyens, mais désormais à l’échelle du continent, dans un contexte où l’allocation des ressources ne résulte pas toujours, à cette échelle, loin s’en faut, de règles choisies démocratiquement ? Comment, autrement dit, penser la justice distributive au niveau de l’Union européenne en prenant acte de l’ancrage profondément national de la plupart des dispositifs de solidarité, et étant entendu que cet ancrage n’est pas seulement contingent mais aussi une manifestation de l’idéal d’autogouvernement ?

L’intéressant est que sa réflexion, Mathilde Unger ne la déploie pas en prenant l’Union européenne comme simple domaine d’application de préceptes normatifs préalablement arrêtés dans le ciel des idées. S’inscrivant davantage, sur le plan de la démarche, dans le sillage de la philosophie sociale de tradition franco-germanique, avec l’originalité, pour ce qui la concerne, d’être familière de l’état et des évolutions du droit positif de la construction européenne, elle part de l’Union telle qu’elle est comme « sol », à partir duquel chercher à dessiner un horizon souhaitable pour une Europe plus juste. Il ne s’agit donc pas d’importer remèdes et solutions d’une théorie idéale préexistante – puis d’« attendre du monde qu’il se conforme à eux » –, mais d’identifier et d’expliciter des attentes normatives qui sont immanentes, c’est-à-dire d’ores et déjà présentes dans la construction européenne, et d’esquisser au départ d’elles une ligne de fuite, une « espérance ».

Ce travail de réflexion prospective enracinée dans l’existant, l’autrice le mène en s’abreuvant à deux corpus juridiques, l’un comme l’autre largement pétris par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne : d’une part, l’arsenal de lutte contre les discriminations, particulièrement sur la base de la nationalité, parfois aussi dénommé citoyenneté sociale européenne ; de l’autre, les droits fondamentaux relatifs à la solidarité, soit essentiellement ce qui est couvert par le titre IV de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (négociation et action collectives, conditions de travail, sécurité sociale, santé, etc). Avec l’aide du langage de la philosophie politique contemporaine, l’autrice exhume dans ce double terrain d’enquête des étalons, ou plutôt des contre-étalons, susceptibles de faire contre-poids à l’étendard du « laisser faire, laisser passer » qui constitue la matrice du droit du marché intérieur.

Pour aller tout de suite droit au but, la thèse de l’ouvrage est qu’une meilleure reconnaissance par les juges de Luxembourg de la justiciabilité des droits sociaux fondamentaux devrait être de nature à permettre aux États membres de rester plus fidèles à leurs engagements historiques sur le terrain social, en dépit du contexte de décloisonnement des marchés nationaux autant que des États-providence imposé par l’Union. C’est en soufflant sur ces contre-feux, déjà là mais souvent un peu étouffés, qu’il sera possible, soutient Mathilde Unger, de faire advenir la justice sociale « au-delà de l’État », pour faire écho au titre de son livre.

Qu’en est-il, demandera-t-on, de l’objection démocratique, c’est-à-dire de la préoccupation que les contours des droits sociaux soient le fruit d’une discussion ? Si nous posons la question, c’est parce que celle-ci constituait, on s’en souvient, la porte d’entrée de l’autrice elle-même. Appeler à un renforcement de la protection supranationale des droits sociaux par la voie juridictionnelle, et donc en s’en remettant aux juges, est-ce la meilleure façon de contrecarrer le danger d’une dépolitisation de la définition du juste à l’échelle européenne, à tout le moins lorsque pareille dépolitisation est présentée comme un problème ? La réponse de Mathilde Unger est que les droits sociaux fondamentaux, qu’il s’agisse de la « dénationalisation des opportunités » induite par la libre circulation des personnes ou de la correction des injustices de marché que permettent les droits fondamentaux de solidarité, sont coulés dans des textes qui résultent d’une authentique négociation entre les États membres. En cela, ils sont politiques. Invoquant Robert Castel et des figures du républicanisme en philosophie politique, elle poursuit en soulignant que le propre des droits sociaux est de permettre à leurs bénéficiaires de réduire leur dépendance au marché et, symétriquement, de s’auto-déterminer autant que de participer à la vie de la cité. La concrétisation de ces droits constituerait ainsi une condition fondamentale de l’autonomie individuelle et collective.

Nourri par diverses études de cas puisées dans la jurisprudence de la Cour de justice, le propos mérite d’être défendu[1]. Pour notre part, c’est sur la thèse de la thèse que nous demeurons un peu perplexe, ou à tout le moins hésitant. Nous voudrions bien être séduit par la réponse proposée et être pleinement convaincu que, l’objection de l’apolitisme étant désamorcée, la priorité est d’argumenter sur le plan technique en faveur d’une justiciabilité accrue des droits sociaux fondamentaux[2]. Mais peut-on contourner si aisément les difficultés qu’induit le découplage entre la définition de l’étendue des droits subjectifs en matière sociale, qu’il faudrait européaniser, et l’exercice des droits politiques, quant à eux pas prêts de sortir significativement du cadre national ? Ne faut-il pas se contraindre à demeurer circonspect devant les attentes démesurées dont sont parfois investis les juges en matière de préservation, voire de promotion, des « droits à » – droit au travail, droit à la sécurité sociale, droit au logement, droit à l’éducation, etc ? Conquête ouvrière, le droit social n’est-il pas avant tout le fruit d’un combat politique plutôt que judiciaire ? Partant, son périmètre n’est-il pas la résultante première des fluctuations d’un rapport de force qui trouve son lieu privilégié dans la rue, au sein des organes de concertation sociale et à la table des négociations entre représentants politiques plutôt qu’au prétoire ? L’histoire du droit social ne rend pas celui-ci entièrement soluble dans le registre des droits fondamentaux[3].

Ce point, il nous semble que Mathilde Unger, après l’avoir pourtant elle-même soulevé dès son introduction, l’évacue un peu trop rapidement. À cet égard, le rappel de ce que la Charte des droits fondamentaux de l’Union contient un titre « Solidarité », dûment accepté par les États parties, est un peu court. Précisément, l’analyse des dispositions de ce titre et de leur genèse montre que ses auteurs, en tout cas certains d’entre eux, ont attaché une énergie certaine à en désamorcer le potentiel transformateur[4]. Il existe certainement des raisons de contrecarrer cette volonté politique clairement exprimée par le passé, mais cette volonté n’en demeure pas moins un obstacle embarrassant. Que la vertu morale des droits sociaux soit, en conférant une autonomie matérielle à leurs titulaires, de rendre possible la discussion sur les droits et la contestation de l’existant, que ces droits opèrent, autrement dit, comme condition de possibilité de la participation politique effective[5], il est capital de le rappeler, ainsi que le fait l’autrice, mais cela ne lève guère l’ennuyeuse hypothèque de leur large indétermination, nous semble-t-il. Une fois que l’on a plaidé la légitimité des droits sociaux fondamentaux dans leur principe, le chemin à parcourir pour leur donner effectivement corps reste très long…

Indépendamment de cette hésitation de fond quant au cœur du propos défendu sur le terrain normatif, nous terminerons en soulignant à nouveau l’originalité de l’ouvrage recensé ainsi que sa richesse. Les analyses des circonvolutions de la Cour de justice dans un certain nombre de problématiques juridico-sociales clés tournant autour de l’affrontement entre les libertés de circulation et les États sociaux nationaux, prolongées par leur mise en dialogue avec un large éventail de figures centrales de la théorie politique, sont novatrices. Elles aident à affiner les diagnostics et à mieux comprendre ce qui nous arrive : c’est très précieux.

[1] Dans une veine un peu similaire, S. Ganty et J. Ringelheim, « Anti-discrimination law and economic inequalities », in Research Handbook on European Anti-Discrimination Law (dir. C. O’Cinneide, J. Ringelheim et I. Solanke), Cheltenham:  Edward Elgar, 2024, à paraître.

[2] Dans cette perspective, voir l’agenda richement documenté que trace A. Aranguiz, Combating Poverty and Social Exclusion in European Union Law, London: Routledge, 2022.

[3] A ce sujet, voir les réflexions pénétrantes de R. Lafore, « Les ‘droits sociaux’ et le droit social », in La justiciabilité des droits sociaux : vecteurs et résistances (dir. D. Roman), préface de M. Delmas-Marty, Paris : Pedone, 2012, p. 451-458.

[4] Sur le cas paradigmatique du « droit » à la sécurité sociale et à l’aide sociale, D. Dumont, « Article 34 : sécurité sociale et aide sociale », in Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Commentaire article par article (dir. F. Picod, S. Van Drooghenbroek, C. Rizcallah), 3^ème éd., Bruxelles : Bruylant, coll. « Droit de l’Union européenne », 2023, p. 911-951.

[5] Dans une ligne complémentaire, P.-E. Vandamme, Démocratie et justice sociale, Paris : Vrin, coll. « L’esprit des lois », 2021, p. 195 -208.