Against Constitutionalism | Martin Loughlin
Martin Loughlin, Against Constitutionalism, Cambridge, MA; London: Harvard University Press, 2022, 242 p.
Compte rendu par Matthieu Febvre-Issaly (IRJS-Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Martin Loughlin, professeur de droit public à la London School of Economics, propose une critique du constitutionnalisme qui, si elle n’est pas nouvelle, présente une actualité particulière. La décision Dobbs v. Jackson Women’s Health Organisation de la Cour suprême des États-Unis sur le droit à l’avortement a en effet ravivé la critique de l’instrumentalisation d’un texte constitutionnel par des juges associés à un camp politique, en l’occurrence conservateur. Trois positions sont alors possibles. Soit l’on est d’accord avec la décision, soit l’on juge qu’elle fait une mauvaise interprétation de la constitution, soit, enfin, on estime que l’idée même d’une interprétation authentique du texte constitutionnel est biaisée. La critique de Martin Loughlin correspond à cette troisième position, à partir du constat selon lequel, dans les démocraties contemporaines, « on cherche dans la constitution les réponses à nos questions politiques les plus insolubles » (p. ix). Le constitutionnalisme tendrait à isoler des préférences particulières au sein d’une norme prétendument universelle et son projet même devrait être sinon abandonné, du moins débarrassé d’une vision idéaliste[1].
L’ouvrage est organisé en trois parties qui portent respectivement sur l’évolution historique, les principaux concepts et une évolution contemporaine. Deux temps traversent chacune de ces parties et nous intéresseront ici, à savoir l’analyse historique du constitutionnalisme qui est proposée d’un côté et sa critique radicale d’un autre, par laquelle l’auteur s’associe à tout un espace doctrinal. Mais la critique du constitutionnalisme peut-elle proposer une alternative à ce projet qui ne revienne pas à embrasser d’autres préférences particulières, et notamment à reproduire un biais décisionniste ?
Martin Loughlin reproche aux discussions constitutionnelles de rarement définir le constitutionnalisme ou de le réduire à un objet formel. Le sens le plus évident pour le lecteur français est celui d’une séparation des pouvoirs et des concepts de peuple, de souveraineté et de représentation. L’auteur associe à cette définition, qui n’est pas la sienne, la notion de démocratie constitutionnelle telle qu’elle aurait prévalu en Europe et aux États-Unis à l’issue des révolutions du XVIIIème siècle. Or, un second sens a émergé concomitamment pour Martin Loughlin lorsque le constitutionnalisme a gagné en substance pour correspondre à un système de valeurs, surtout après la Seconde Guerre mondiale, et plus particulièrement en Allemagne. La constitution change alors de fonction, on passe de l’organisation du pouvoir politique à un auto-gouvernement de la société, en particulier avec les droits fondamentaux et la jurisprudence des cours constitutionnelles.
Martin Loughlin s’intéresse à plusieurs concepts qu’il situe à grands traits dans leur production doctrinale. Il en vient à rappeler le débat entre Georg Jellinek et Hans Kelsen, qui conçoivent la constitution comme une norme fondamentale autonome, Carl Schmitt, pour qui la légitimité prime avec la constitution comme conséquence formelle, et Hermann Heller qui, entre les deux positions précédentes, insiste sur la fonction intégrative de la constitution, une idée reprise par Habermas dans son patriotisme constitutionnel, selon Martin Loughlin. La légitimé est centrale dans sa lecture : la constitution est l’idée qui donne un sens aux faits et rationalise l’ordre social et politique. Le changement de fonction de la constitution répond alors à un changement des structures sociales : né pour encadrer le pouvoir d’une nouvelle élite gouvernante, « le constitutionnalisme qui était l’expression d’une philosophie libérale bourgeoise du gouvernement ne pouvait survivre à l’âge de la démocratie de masse » (p. 49). Dans une société sécularisée, ouverte à la pluralité des intérêts et au vote populaire, la séparation des pouvoirs et le juge visent alors à garantir un système axiologique contre les passions égalitaires dénoncées par Tocqueville. Grâce à la constitutionnalisation des valeurs, reproduites par le processus interprétatif associé aux droits et principes et par la prétention à la rationalité du test de proportionnalité, la démocratie peut tenir sans recours au demos au-delà du mythe constituant. Ce temps analytique du raisonnement donne lieu à une critique plus vive lorsque Martin Loughlin associe le projet constitutionnaliste moderne au néolibéralisme. Plus précisément, un « ordo-constitutionnalisme » contemporain (p. 62) ferait écho à l’ordo-libéralisme allemand et participerait aux transformations du libéralisme nord-américain et de la gouvernance portées par les organisations internationales depuis 1989[2]. La constitution vise alors à protéger l’autonomie du marché économique tout en maintenant la protection originelle contre l’arbitraire et désormais l’interventionnisme étatiques. L’ouvrage reprend en particulier le terme de « juristocratie » proposé par le politiste canadien Ran Hirschl. Celui-ci désignait une finalité impensée de la justice constitutionnelle. Plutôt que de promouvoir la démocratie, comme l’affirment les discours dogmatiques des juristes et des acteurs politiques, la garantie juridictionnelle de la constitution et des droits viserait à universaliser les intérêts particuliers des minorités politiques et sociales, en particulier la propriété et le libre-échange, face aux changements électoraux pouvant survenir dans des régimes démocratiques[3].
La difficulté de la critique radicale portée ici par Martin Loughlin, et que l’on peut associer à celle de Ran Hirschl ou encore de Samuel Moyn[4], est qu’elle court le risque de remplacer le projet politique dénoncé au sein du constitutionnalisme par un autre projet qui ne trouve pas pour autant de définition claire. Voire, dans le cas du présent ouvrage, de privilégier une lecture schmittienne où le droit est réduit à la seule mise en forme d’une réalité matérielle. Dès lors, l’élite gouvernante devient la représentation (p. 81), le néolibéralisme devient la constitution économique (p. 62) dont la démocratie militante des droits des minorités serait la complice ou la victime, et le constitutionnalisme en Amérique latine ou en Inde devient l’universalisation d’un impérialisme qui ne dit pas son nom (p. 151 et suiv.). Si l’on peut admettre ces analyses dans une certaine mesure, la conséquence plus théorique sur le droit qui en découle n’est pas évidente. Faire primer le fait ou la matière sur le droit comme simple forme revient à nier la capacité de celui-ci à intégrer (pour reprendre la notion d’Hermann Heller travaillée dans l’ouvrage) diverses finalités, dans une dynamique politico-juridique plutôt qu’une inscription figée des rapports de pouvoir. Précisément, Marx n’est pas convoqué dans l’analyse parce qu’il n’apporte pas l’idée de légitimité si centrale dans la pensée de Schmitt. Le matérialisme renoue alors volontiers avec une essentialisation du peuple ou de la décision souveraine qui nie son postulat de départ – la démocratie constitutionnelle est grevée par un projet, largement contenu dans les droits, qui dépasse la séparation des pouvoirs. Il est pourtant difficile d’imaginer cette séparation sans une garantie qui affecte nécessairement des questions substantielles, qu’on les formule en termes de droits et principes ou non. L’affaire Dobbs elle-même concernait d’ailleurs avant tout la répartition des compétences entre les échelons fédéral et fédéré, tout en touchant à une question de droits fondamentaux.
Que les discours constitutionnalistes contemporains comportent une grande part de présupposés sur l’ordre social est indéniable, et qu’ils soient érigés en vérité normative, voire protégés par le juge, doit faire l’objet d’interrogations précises. La difficulté ici est que Martin Loughlin en vient à dénoncer une « constitution totale » (p. 131) alors même qu’il pourrait y voir, sous un jour plus favorable dans sa perspective critique, la continuation de la lutte politique sous une autre forme. Ainsi se refuse-t-il à considérer les usages qui peuvent être faits des droits sociaux ou environnementaux et même des droits plus classiques comme une résistance au libéralisme qui teinte, il est vrai, le projet constitutionnel nord-américain et ouest-européen. L’Amérique latine est notamment un foyer d’expérimentations constitutionnelles qui présente des enjeux propres. Martin Loughlin reproduit peut-être partiellement le biais qu’il dénonce en attaquant un constitutionnalisme occidentalo-centré – la « religion civique » (p. 111) d’une constitution totale reste un récit états-unien – tout en l’estimant bien admis tout autour du globe, ce dont on peut douter, en tous cas dans la forme ou le projet décrits. Bien sûr, le format de l’essai ne permet pas de répondre aux enjeux les plus complexes et une ligne claire ne peut être tracée entre des projets distincts, mais il faut admettre une certaine complexité qui dépasse l’abstraction et l’ancrage états-unien de cette critique du constitutionnalisme.
[1] C’est notamment la critique rappelée dans ce contexte par Ryan Doerfler et Samuel Moyn, « The Constitution is broken and should not be reclaimed », The New York Times, 19 août 2022 [https://www.nytimes.com/2022/08/19/opinion/liberals-constitution.html]. Les deux auteurs estiment que les juristes progressistes et les démocrates ont commis l’erreur de penser que la Cour pouvait détenir un pouvoir en vertu du constitutionnalisme puisqu’elle partageait leurs valeurs politiques.
[2] Pour une lecture similaire, voir Samuel Moyn, The Last Utopia. Human Rights in History, Cambridge: Belknap Press (HUP), 2010.
[3] Ran Hirschl, Towards Juristocracy: The Origins and Consequences of the New Constitutionalism, Cambridge: Harvard University Press, 2004.
[4] Voir supra notes 1 et 2.