L’identité de l’État dans la globalisation | Maxence Chambon et Pierre-Marie Raynal (dir.)

Maxence Chambon et Pierre-Marie Raynal (dir.), L’identité de l’État dans la globalisation [actes du colloque organisé par le LEJEP et le CPJP : 6 et 7 février 2020], Cergy-Pontoise : CY Cergy Paris Université, 2022, coll. « LEJEP », 240 p.

Compte rendu par Jean-Bernard Auby (professeur émérite de droit public de Sciences Po Paris)

 

Dans cet ouvrage assez original et stimulant, issu d’un colloque tenu en 2020, on trouve d’abord et surtout des analyses concernant les altérations que la globalisation fait subir à la réalité étatique, juxtaposées à d’autres qui tendent à montrer au contraire que l’État reste fortement présent.

Mais, derrière ces deux registres de réflexion, le livre approche une autre question essentielle, qui est la suivante : si l’État reste fortement présent dans le monde globalisé tel qu’il est, il n’est sans doute plus tout à fait le même État. Être État dans un monde globalisé n’est peut-être pas exactement comme avoir été État dans un monde non globalisé.

L’ouvrage contient principalement des analyses relatives aux transformations que l’État subit dans la globalisation. Mais il en présente une palette remarquablement large, adoptant les points de vue du droit international privé (Elie Lenglart, « De l’État à l’individu en droit international privé », p. 23), du droit civil (Elie Lenglart également), du droit administratif (Maxence Chambon, « Consentir à sa banalisation, renoncer à son être ? Le dilemme de l’État dans la globalisation », p. 33 ; Laetitia Janicot, « L’action extérieure des collectivités territoriales », p. 127 ; Benoît Plessix,  « Le droit administratif dans la globalisation », p. 181), du droit des finances publiques (Jérôme Charpentier, « La banalisation des finances publiques dans le cadre de la globalisation », p. 49), du droit du travail (Konstantina Chatzilaou et Sophie Nadal, « Regards croisés sur l’effacement de l’État régulateur social dans un marché globalisé du travail », p. 61), du droit de l’arbitrage international entre investisseurs et États (Philippe Coleman, « Le discours sur l’État dans les arbitrages investisseur-État », p. 115), du droit fiscal (Karim Sid Ahmed, « L’État : l’ultime rempart contre l’évasion fiscale », p. 169), du droit des droits fondamentaux (Rebecca Legendre, « Les droits fondamentaux et l’État dans la globalisation », p. 137), et du droit pénal (Olivier Cahn, « Les réactions de l’État face à la délinquance globalisée », p. 151).

C’est en adoptant ces différentes perspectives – on regrettera simplement l’absence d’une approche de droit constitutionnel[1] – que l’ouvrage propose des développements intéressants sur les deux axes de son orientation « bidimensionnelle » de base.

Sur le premier, on relèvera surtout l’idée rémanente et probablement tout à fait juste selon laquelle la globalisation – en liaison avec d’autres facteurs, sûrement – oriente de façon croissante le droit vers l’individualisme et vers l’autonomie de la volonté. Cela est flagrant dans le domaine du droit international privé, où les acteurs choisissent de plus en plus librement le droit qui leur sera appliqué (Elie Lenglart). Le phénomène affecte également, bien sûr, le droit du travail (Konstantina Chatzilaou et Sophie Nadal). Maxence Chambon montre que la même tendance pénètre lentement le droit administratif, ce qui est plus révolutionnaire.

Grégoire Bigot (« La (re)féodalisation du lien social au prisme de l’anthropologie dogmatique », p. 215) apporte une contribution à l’explication théorique que l’on peut en donner, en empruntant à Pierre Legendre : la globalisation contribue à éroder la fonction de tiers garant de l’État, dont le langage de vérité vient normalement s’interposer entre les individus et leurs désirs narcissiques.

Ici et là se retrouve, de façon également naturelle, l’idée selon laquelle la globalisation diffuse et amplifie les logiques de marché et la culture du management. Non sans contrepoint, d’ailleurs : il apparait que les arbitres des litiges entre investisseurs et États ne sont pas plus que cela sensibles aux logiques de marché (Philippe Coleman).

Plusieurs contributions viennent se placer sur le second axe, celui qui tend à montrer la persistance de la puissance étatique. On croyait à la progressive dilution de l’autonomie fiscale des États, sous l’effet de la compétition internationale, et l’on découvre une « résurgence inattendue », notamment depuis l’impulsion donnée aux politiques internationales d’harmonisation par le G20 de 2013 (Karim Sid Ahmed).

Mickaël Lavaine (« Le recul de l’État ou la nouvelle ‘manière’ d’être de l’État », p. 203) montre comment, en dépit des pressions de la globalisation économique, l’État demeure « instituteur du marché » et « manager du marché ».

Ces apports étant salués, on regrettera que l’ouvrage n’ait pas fait suffisamment davantage d’effort pour définir ce qu’il faut entendre par globalisation.

Les pièces essentielles d’une possible définition sont sans doute avancées : l’idée-clef d’un décloisonnement du monde (Maxence Chambon et Pierre-Marie Raynal, Jacques Chevallier) est bien présente, traduite notamment dans le registre économique par une érosion des limites à la circulation des flux financiers (Jérôme Charpentier).

D’autres suggestions sur ce qu’est la globalisation laissent davantage perplexe. Elles sont typiques d’une littérature critique qui tend à imputer à celle-ci la responsabilité de diverses dérives dénoncées dans le fonctionnement de nos sociétés : en l’occurrence, le développement du numérique (Gaëlle Marti), la diffusion de la compliance (Maxence Chambon), le remplacement du droit par la régulation (Grégoire Bigot) ou par le management (Benoît Plessix).

En vérité, toutes les fortes évolutions du droit dans notre époque postmoderne ont quelque lien avec la globalisation, ne serait-ce que parce que celle-ci tend à en élargir et à en diffuser les effets, mais elles n’y trouvent pas nécessairement leurs racines principales, comme dans une sorte de démonologie.

Que le tsunami du numérique soit influencé par la globalisation n’est pas niable, mais ce développement technologique puis socio-économique considérable n’y trouve certainement pas son origine principale.

Sans doute la globalisation, par ses effets de diffusion des modèles, contribue-t-elle à populariser la compliance, mais il me parait difficile d’admettre que cette évolution, qui relève des mouvements structurels de la normativité dans la société postmoderne, serait en soi un produit de la globalisation.

Si remplacement du droit par la régulation il y a[2], on a affaire, là aussi, à un lot d’évolutions générales du droit postmoderne, dont la globalisation n’est que l’un des moteurs.

Plaider que, dans le champ du droit administratif, la globalisation ne produit qu’une substitution de la science du management au « vrai » droit administratif est un peu désinvolte. L’effort de la théorie du « droit administratif global », celui de la science naissante du « droit administratif transnational » sont bien de pourvoir d’un « vrai droit » des réalités qui peinent à trouver leur place juridique entre le droit international et les droits nationaux.

L’ouvrage me parait aussi avoir le défaut de ne pas s’être interrogé de manière plus précise sur ce que pourrait être la globalisation juridique. Pourtant, dès l’instant où l’on a identifié comme phénomène central le développement des interconnexions, des interrelations, des transversalités, des transnationalités, etc…, on est sur la piste de quelque chose qui affecte les relations entre systèmes juridiques et qui est certainement le cœur du problème.

Venons-en à ce qui est l’interrogation la plus originale de l’ouvrage. Ses promoteurs ont eu cette intuition très féconde de ce que, si la globalisation ne prive pas les États de leur position d’acteurs principaux, elle peut transformer leur être même : leur être dans l’internationalité. Si bien que, même si certaines dimensions de la globalisation sont en recul – le commerce international, notamment – et même si ce recul devait s’accentuer fortement, cela ne fait pas et cela ne ferait sans doute pas revenir l’État au stade de son identité westphalienne : il reste et resterait imprégné dans son être même par son immersion dans la globalisation.

À cette analyse, certains des chapitres de l’ouvrage – tous ne la font pas leur : lot des ouvrages collectifs – apportent des contributions très intéressantes.

Jacques Chevallier retient l’idée selon laquelle la globalisation conduit à une redéfinition de l’ordre juridique étatique, sous l’effet de la concurrence entre systèmes, de l’influence du modèle anglo-saxon et du New Public Management.

Mais il plaide aussi que, si la globalisation a généré un certain rapprochement des modèles d’État, elle a aussi suscité des mécanismes de réappropriation qui font que, au total, elle aura plutôt accentué les particularismes. Il rejoint ici Martin Quesnel (« L’identité de l’État et le récit de l’ordre juridique », p. 89) pour qui « le phénomène de globalisation agit comme un catalyseur de l’identité de l’ordre juridique étatique ».

C’est – logiquement – le registre des interrelations entre les systèmes juridiques et ce qui les environne qui suscite le plus de remarques précieuses pour l’analyse du nouveau positionnement de l’État dans la globalisation.

Jacques Chevallier écrit que « l’État est désormais placé dans un contexte d’interdépendance structurelle qui implique une adaptation en profondeur de la conception traditionnelle de la souveraineté ». Il rejoint ici toute une série de travaux qui ont tourné et tournent autour de l’idée de souveraineté partagée. L’État de l’ère de la globalisation n’a pas cessé d’être souverain – il peut se livrer parfois à des actes forts de rupture, en un sens schmittien – mais il demeure immergé dans des tissus de liens : malgré tous les boycotts, on voit bien que la Russie en guerre contre l’Ukraine reste largement connectée au reste du monde, même sa part occidentale.

Philippe Coleman démontre que les arbitres, s’ils reconstruisent les intérêts publics à partir des éléments nationaux, adoptent une définition du bien public qui est partagée entre celle des États et les enjeux globaux.

Olivier Cahn montre comment, face à la délinquance globale, les États adaptent leurs droits nationaux sans que se crée véritablement un droit global.

Laetitia Janicot explique que l’action extérieure des collectivités territoriales ne repose pas sur un prolongement externe de leurs compétences habituelles, mais sur des compétences spéciales créées par le législateur.

Tout cela converge vers deux idées. La première est que la globalisation impose aux États de réorienter peu ou prou leur organisation, leur fonctionnement, leurs moyens d’action. L’interdépendance dans laquelle elle les place leur impose une relation plus complexe, plus flexible, à l’externe. Mais elle a aussi des effets sur leur configuration interne, qui n’est plus jamais pleinement autonome vis-à-vis du reste du monde. La seconde est que les ordres juridiques étatiques sont embarqués dans une organisation nouvelle des rapports entre systèmes juridiques. Une organisation nouvelle nettement plus complexe que ce qui l’a précédée, dans laquelle les modèles pyramidaux ont moins leur place. Une organisation nouvelle qui véhicule un pluralisme juridique croissant tout en conservant ses facteurs de cohésion, au sein desquels les fonctionnements en réseau ont une place importante.

C’est, je crois, autour de ce genre d’idées qu’il faut essayer de théoriser l’être nouveau de l’État dans la globalisation[3].

L’ouvrage commenté aurait pu aller plus loin dans sa démarche théorique. Il n’empêche que, par la question majeure qu’il pose, les pièces qu’il apporte pour l’aborder, il constitue une référence importante dont la lecture s’impose à quiconque s’intéresse au mouvement de la globalisation juridique.

 

 

[1] Par exemple : Stefano Battini, The Globalization of Public Law, London: Esperia Publications Ltd, European Public Law Series, Vol. LXXXIII, 2006, p. 27-47.

[2] Outre que cette thèse ne peut se défendre qu’à partir d’une certaine théorie française de « la régulation » qui réduit le phénomène à de nouvelles formes de normativités, alors que la théorie internationale des régulations n’est pas autre chose qu’une théorie générale de l’intervention publique. Encore et toujours, il faut lire l’ouvrage d’Anthony Ogus, Regulation: Legal Form and Economic Theory, Oxford: Clarendon Press, 1994 (réimp. Hart Publ., 2004).

[3] Jean-Bernard Auby, La globalisation, le droit et l’État, Paris : Montchrestien, 3e éd., 2020, p. 250 s.


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search