Authoritarianism: Constitutional Perspectives | Günter Frankenberg

Günter Frankenberg, Authoritarianism: Constitutional Perspectives, ‎ Edward Elgar Publishing Ltd, 2020, 336 p.

Compte rendu par Neslihan Çetin (Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne)

L’ouvrage s’ouvre sur une observation troublante selon laquelle l’autoritarisme se propage comme une pandémie. Les statistiques qui témoignent de l’essor des régimes autoritaires tapis dans l’ombre de la normalité sonnent l’alarme sur le scénario dramatique d’une renaissance de l’autoritarisme. Le nombre accru de recherches sur ce phénomène et les multiples tentatives de dénommer ces régimes – « constitutionnalisme abusif », « populisme autoritaire », « légalisme autocratique » ou « dictature démocratique » – attestent de la gravité de la situation. La question particulièrement pertinente à laquelle Günter Frankenberg nous incite à réfléchir dans Authoritarianism: Constitutional Perspectives porte sur la fonction d’une constitution pour les autocrates.

L’auteur construit son raisonnement sur deux axes principaux. D’une part, il essaie de dégager les caractéristiques fondamentales des autocraties ; d’autre part, il s’efforce de relever l’intérêt pour elles de se doter d’une constitution. Bien que cela puisse paraître paradoxal, de nombreuses études avancent que la constitution est la pierre angulaire des régimes autoritaires[1]. Sur ce point, l’approche de l’auteur se distingue de la lignée des travaux qui n’attribuent aux constitutions que la qualité de façade, destinée à offrir une apparence de légitimité, un vernis de respectabilité au régime[2]. Tout en admettant que les constitutions peuvent être trompeuses, l’auteur rejette la distinction nette entre les constitutions « libérales » qui seraient la perfection de la constitution idéale immune aux défaillances et les constitutions « autoritaires », qui ne seraient qu’une lettre morte. Au lieu de priver ces dernières d’une attention particulière, il propose une feuille de route en vue de démontrer que le diable est effectivement dans les détails, autrement dit, l’autoritarisme s’insère subrepticement entre les lignes de ces textes. Aucune constitution ne s’affiche comme explicitement autoritaire. En effet, elles représentent un abri pour des objectifs inavoués et visent à s’adresser à un public cible spécifique.

Günter Frankenberg a recours aux notions de « magie » et de « déception » en vue d’identifier l’instrumentalisation du constitutionnalisme démocratique et libéral entre les mains des autocrates (p. 16). La constitution, marquée par sa suprématie dans la hiérarchie des normes, confère à l’autocrate une autorité, l’élément sine qua non de légitimité. Tout comme le Magicien d’Oz, elle fait disparaitre et dépersonnalise le pouvoir et crée une aura de magie qui s’avère finalement n’être qu’une illusion (p. 17). Le fantasme d’une cohésion collective passe par un discours nationaliste d’une société homogène et aboutit à une régression des droits individuels. Cette idée rejoint quelque peu la métaphore du « cheval de Troie »[3] qui fait référence à l’apparence délusoire de ces constitutions ou la « théorie de la tricherie »[4] qui implique l’effort des dirigeants pour dissimuler la vérité en vue de tromper.

Une autre piste de réflexion concerne les raisons de l’essor apparemment inéluctable de l’autoritarisme. L’auteur s’interroge sur la force de l’idée d’une intégration nationale, culturelle et religieuse à séduire le peuple. Dans la continuité des études qui tendent à constater le cynisme des citoyens quant à la valeur de la démocratie, leur pessimisme quant à leur possibilité d’influencer les politiques publiques, leur inclination en faveur des alternatives autoritaires[5] et qui condamnent la confiance mal placée dans l’invulnérabilité du constitutionnalisme libéral[6], le livre cherche la réponse dans le déclin des classes moyennes victimes de la globalisation, du capitalisme et de la modernisation. Les mouvements autoritaires à l’origine des programmes xénophobes et anti-élitistes adoptent malicieusement un discours de haine qui tient pour responsable les « out-groups », devenus bouc-émissaires des insécurités et anxiétés du peuple (p. 40).

Une critique fondamentale apportée par l’ouvrage concerne « l’hégémonie discursive de l’orthodoxie libérale » (p. 68). L’auteur invite à repenser le constitutionnalisme et à abandonner l’approche dichotomique axée sur la distinction entre le constitutionnalisme « occidental » et le constitutionnalisme autoritaire. Dans la continuité des études relatives à celui-ci[7], l’auteur le revalorise en lui ôtant l’étiquette de dérive du constitutionnalisme libéral. Car cette perspective sous l’angle libéral donne naissance selon l’auteur à une distinction aberrante entre le « constitutionnalisme approprié » et le « constitutionnalisme inapproprié » (p. 70). L’auteur prend fermement position contre l’identification du constitutionnalisme et les principes essentiels du libéralisme – plus précisément l’État de droit et la démocratie –, contre encore l’existence des « constitutions sans constitutionnalisme », contre enfin les « constitutions sans culture constitutionnelle »[8] et, a fortiori, il n’admet pas que le constitutionnalisme autoritaire soit dénué de sens[9] et ne puisse satisfaire aux exigences du constitutionnalisme[10]. Il note que ce paradigme paralyse l’imagination constitutionnelle et il condamne l’exaltation du « glamour libéral » en évoquant, non sans raison, les moments autoritaires ou, en d’autres termes, « la galerie de la honte » du constitutionnalisme libéral (p. 76).

L’ouvrage se poursuit en identifiant les symptômes de l’autoritarisme, que l’auteur qualifie de « pathologie » infectant le pouvoir politique et il désigne les attributs fondamentaux du constitutionnalisme autoritaire qui contribuent à sa consolidation (p. 49). À cette fin, l’auteur introduit l’opportunisme machiavélien comme une règle d’or pour les autocrates en vue de maintenir leur pouvoir, tout en promouvant un discours motivé par la sécurité et le bien-être de la communauté. Dans un constitutionnalisme autoritaire, en se référant à la description de « patrimonialisme » de Weber, le lieu du pouvoir n’est jamais un lieu vide (p. 134). Le dirigeant autoritaire s’approprie à la fois le poste qu’il occupe – d’où les stratégies de contournement du nombre de mandats – ainsi que des richesses matérielles de l’État dans une logique de la « thèse hobbesienne du droit à tout » (p. 157). Un autre élément clé du renforcement du constitutionnalisme autoritaire demeure le lien direct entre le démagogue charismatique et le peuple. L’auteur emploie la notion de « culte d’immédiateté » pour désigner ce phénomène qui défavorise les institutions démocratiques prévues par la constitution (p. 200). L’image trompeuse d’un dirigeant accessible qui serait « l’un de nous » engendre un sentiment d’appartenance et de mobilisation fondé sur l’exclusion, conformément à la théorie politique de Carl Schmitt exprimée dans une rhétorique populiste de « eux et nous »[11].

On revient à la problématique posée ab initio de l’ouvrage : quelle est l’utilité de la constitution dans une autocratie (p. 240) ? À ce propos, l’auteur suggère quatre façons d’envisager les constitutions des régimes autoritaires selon leurs objectifs (instrumental ou symbolique) et les publics qu’elles ciblent (interne ou externe) – une constitution pouvant adhérer à plusieurs catégories (p. 248). Les constitutions visant un public interne se distinguent à la fois des « manuels de gouvernance »,  qui fonctionnent comme un instrument disciplinaire pour contrôler la dissidence et assurer l’ordre et la sécurité, et de la « politique symbolique » qui mobilise le peuple dans la poursuite des valeurs communes et d’un avenir prometteur. En ce qui concerne le public externe, la constitution peut s’affirmer comme une « carte d’identité » dans le but d’éloigner les doutes sur la volonté de l’État de se conformer aux normes internationales ; ainsi que comme une « vitrine » avec l’intention symbolique de donner de l’assurance pour les alliances avec des partenaires potentiels.

Dans ses propos conclusifs, l’auteur annonce que l’enjeu réside dans la question de savoir si les rapports de force existants correspondent à ceux qui sont prévus par la constitution. Néanmoins, il évite de procéder à une typologie des constitutions autoritaires en fonction du niveau d’équivalence entre ce qu’elles promettent et ce qu’elles offrent[12]. Il s’interroge par ailleurs, sans apporter une réponse définitive, sur la possibilité pour les constitutions de contribuer au renversement du constitutionnalisme autoritaire, en ouvrant un nouveau débat épineux sur la restauration du constitutionnalisme (p. 286).

Très convaincant sur l’aspect pratique du constitutionnalisme, l’ouvrage reste tout de même muet concernant l’objection quant à l’association de la théorie du constitutionnalisme avec les racines libérales. Il est volontiers admis que le constitutionnalisme et le libéralisme ne sont pas des synonymes[13]. Pourtant, il est également reconnu que le constitutionnalisme s’est historiquement présenté comme l’authentique critère de distinction entre totalitarisme et démocratie libérale[14] et qu’il est associé au libéralisme[15]. Ainsi, le constitutionnalisme est progressivement devenu une doctrine des moyens juridiques au service des fins libérales de la limitation du pouvoir[16]. En revanche, comme le met en relief l’ouvrage au moyen de multiples exemples, on ne peut se désintéresser des modèles de l’organisation et de la légitimation du pouvoir qui sont incompatibles avec les exigences de l’État de droit et de la démocratie. Il n’en reste pas moins que ces modèles amoindrissent l’acquis du constitutionnalisme[17]. Par conséquent, la pratique du constitutionnalisme n’est pas infailliblement conforme à la théorie du constitutionnalisme et au faisceau d’idées qui lui sont inhérentes. Günter Frankenberg reproche à l’orthodoxie anglo-eurocentrique d’avoir conçu un « label de théorie et de pratique constitutionnelles authentiques » (p. 68). On peut regretter que l’auteur, tout en définissant le constitutionnalisme autoritaire comme une pratique étatique (p. 36), ne précise pas davantage en quoi l’existence d’une pratique autoritaire du constitutionnalisme dénie l’origine par essence libérale de la théorie.

Ce livre constitue une ressource féconde dans laquelle le grand éventail des pays – de l’Europe à l’Amérique du Sud, de l’Asie à l’Australie, de l’Afrique à l’Amérique du Nord – et contextes étudiés offre au lecteur un riche panorama des constitutions autoritaires. L’approche de Günter Frankenberg, qui essaye de contrebalancer l’étude du constitutionnalisme sous l’emprise de l’occidentalisation, fait de cet ouvrage une référence fondamentale non seulement pour les constitutionnalistes, mais aussi pour tout lecteur intéressé par la portée des constitutions dans le paysage politique mondial.

 

[1] Dans ce sens, voir : Michael Albertus, Victor Menaldo, « Dictators as Founding Fathers? The Role of Constitutions Under Autocracy », Economics & Politics, 24 (3), 2012, p. 279‑ 306.

[2] Pour la théorie de façade, voir notamment : Tom Ginsburg and Alberto Simpser (Eds.), Constitutions in Authoritarian Regimes, Cambridge University Press, 2013, p. 1-20 ; David S. Law and Mila Versteeg, « Sham Constitutions », California Law Review, vol. 101, 2013, p. 863.

[3] Xavier Philippe, « La légitimation constitutionnelle des démocratures », Pouvoirs, 169 (2), 2019, p. 37.

[4] András Sajó, Ruling by Cheating: Governance in Illiberal Democracy, Cambridge University Press, 2021, p. 5.

[5] Roberto Stefan Foa, Yascha Mounk, « The Democratic Disconnect », Journal of Democracy, 27 (3), 2016, p. 5-17, p. 7.

[6] Tom Ginsburg, Aziz Z. Huq, and Mila Versteeg, « The Coming Demise of Liberal Constitutionalism? », The University of Chicago Law Review, 85 (2), 2018, p. 239-256, p. 253.

[7] Mark Tushnet, « Authoritarian Constitutionalism », Cornell Law Review, 100 (2), 2015, p. 391.

[8] L’idée trouve ses bases notamment dans : Fareed Zakaria, « The Rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs, 76 (6), 1997, p. 22-23.

[9] Gianluigi Palombella, « The Abuse of the Rule of Law », Hague Journal on the Rule of Law, 12 (2), 2020, p.  387‑397.

[10] Tom Ginsburg, Mila Versteeg, « Constitutional Correlates of The Rule of Law », in Maurice Adams, Anne Meuwese and Ernst Ballin, Constitutionalism and the Rule of Law, Cambridge University Press, 2017, p. 513.

[11] Mark Tushnet, Bojan Bugaric, Power to the People: Constitutionalism in the Age of Populism, Oxford University Press, 2021, p. 57.

[12] Une typologie qui identifie la « constitution de pacotille », la « constitution forte », la « constitution faible » et la « constitution modeste » proposée par David S. Law et Mila Versteeg, « Constitutional Variation among Strains of Authoritarianism », in Tom Ginsburg and Alberto Simpser (Eds.), Constitutions in Authoritarian Regimes, Cambridge University Press, 2013, p. 165-196.

[13] Mauro Barberis, « Idéologies de la Constitution – Histoire du constitutionnalisme », in Michel Troper et Dominique Chagnollaud (dir.), Traité international de droit constitutionnel, Paris : Dalloz, 2012, p. 113-141, p. 127.

[14] Ibid. p. 132.

[15] Dieter Grimm, Constitutionalism: Past, Present, and Future, Oxford University Press, 2016, p. 5.

[16] Cf. Barberis, 2012,  op. cit. p. 127. 

[17] Dieter Grimm, « L’acquis du constitutionnalisme et ses perspectives dans un monde changé », Trivium, 30, 2019, p. 8.


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